28.4.20

Un désir nommé tramway




Je grandis, j'eus des amis, commençai à m'intéresser aux filles, et l'école ne me posait aucun problème. Tout allait bien. J'avais cru comprendre que la vie était une affaire rentable. Sans bien savoir où elle me mènerait, j'étais sûr d'avoir trouvé la bonne voie.

(...)

Collections : pierres, petits bouts de soufre, dents de lait, coquilles d'escargot, simples saletés, images de femmes nues, noms de personnes mortes, élastiques (de toutes les couleurs sauf rouge), tire-bouchons, cartons de bière, timbres, verres de lunettes, gros mots, idées de vengeance.

(...) 

La communauté la plus intime est la famille, nul ne le contesterait. Eh bien, moi si : la famille n'est qu'une communauté obligée. Ça peut marcher, mais souvent ça rate. Parce qu'en fin de compte on ne sait jamais sur qui on va tomber quand on quitte l'univers douillet du cocon utérin. Une communauté comme celle qui s'était réunie l'après-midi de ce samedi d'automne est quelque chose de radicalement différent. Elle émane de la libre volonté de chacun de ses membres.

(...) 

Dors maintenant.
Il y a trois anges sur l'appui de la fenêtre. Le premier a le sommeil dans sa poche. Le deuxième le bonheur. Et le troisième surveille les deux autres.
Mets-toi là.
Arrête. 
Ne m'en veux pas.
Le bon Dieu n'est pas si bon que ça, et le diable éteint les étoiles en soufflant dessus.
L'école. Les pommes de terre. L'homme.
Ce genre de choses. 


Robert Seethaler, Le Champ, Sabine Wespieser éd., 2020 (trad. Élisabeth Landes) .

11.4.20

Des gens comme vous



Depuis ma petite enfance jusqu'au milieu de mon adolescence, je n'avais jamais vu de pièce de théâtre, d'opéra ou de comédie musicale, ni assisté à un concert, ni visité un musée ou une galerie d'art, ni fait un voyage pour le plaisir. Pas d'histoires à l'heure du coucher. Il n'y avait pas d'albums pour la jeunesse dans le passé de mes parents, pas de livres dans notre maison, pas de poésie ni de grands mythes, pas de curiosité exprimée ouvertement, pas de blagues familiales. À l'école, j'aimais les rares visites d'usine. Plus tard, ni l'électronique ni même l'anthropologie, et encore moins un diplôme de droit, ne remplacèrent l'apprentissage de la vie de l'esprit. Aussi, quand ma bonne fortune m'offrit des opportunités de rêve, me libéra de mes tourments, quels qu'ils aient pu être, et m' emplit les poches d'or, je restai paralysé, inerte. J'avais voulu être riche, mais sans jamais me demander pourquoi. Je n'avais d'autres ambitions qu'érotiques, et que l'achat d'une maison coûteuse au nord de la Tamise.


Ian McEwan, Une machine comme moi, Gallimard, 2020 (trad. France Camus-Pichon).