6.9.07

L'exercice a été profitable, Monsieur.


C'est par snobisme qu'on a pu, le plus sérieusement du monde, mettre en parallèle Bergman et Cotafavi sur le thème : tous les films naissent égaux, c'est à nous de savoir les comparer. C'était une façon de dire aux autorités culturelles de l'époque : ne nous dites pas où trouver notre bonheur, les bonnes rencontres ne sont pas programmables et l'ingérence chez le voisin est notre droit le plus strict. Les cinéphiles étaient souvent des fous de jazz : ils s'accordaient le droit d'écouter religieusement Charlie Parker comme si c'était du Webern, au grand scandale des experts de la culture noire américaine qui nous reprochaient d'être des petits-bourgeois snobs et de ne pas danser. C'est ça, la culture : un malentendu qui réussit. Le contraire de la culture, c'est le "reçu cinq sur cinq" de la communication en boucle.

Une telle attitude ne confine-t-elle pas aujourd'hui à l'héroïsme pur et simple ?

Oui, et cet héroïsme est lassant. D'autant qu'il vire facilement à de la mauvaise humeur pure et simple. Mais quand je jette au panier avec colère les prospectus "personnalisés" ("cher Monsieur Daney, vous avez gagné"), c'est évidemment parce que je ne prends pas mon parti que les rencontres cible-produit soient désormais programmées par un listing. La salle de cinéma était le lieu de tous les malentendus, de pas mal de mélanges sociaux, de dragues obscures, de révélations intenses et de réelles hypocrisies. Un prodigieux échangeur d'identités et peut-être, comme le disait Guattari, la "seule psychanalyse de masse" du XXe siècle. C'était bien d'être obsessionnel dans un monde hystérique. Mieux que de devenir hystérique dans un monde obsessionnel, ce qui est en train, parfois, de m'arriver.


Serge Daney, "Le Passeur", entretien avec Philippe Roger (janvier 1991), in Devant la recrudescence des vols de sacs à main, cinéma, télévision, information (1988-1991), Aléas, 1997.

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