31.12.19

Vie sans saint


Ses vêtements, même neufs, paraissent élimés aux extrémités, il ressemble au portrait de Chanelle exécuté par un enfant psychotique.


Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, Minuit, 2020.


15.12.19

La douleur en capitale


Même si cette marche là-haut, au milieu des oliviers et des sentiers crayeux, lui semblait un adieu nécessaire, il n'avait pas eu la force la veille de monter au village, se contentant de son seul désir, et des souvenirs accumulés là-bas avec Marianne, qui n'avait pas insisté et avait installé sur la terrasse une chaise longue pour chacun.


Frédérique Clémençon, Les Méduses, Flammarion, 2020.

21.11.19

— Elle a beaucoup de toi,


— Guy ne doit poser qu'une seule question à Geneviève : Tu es en deuil ?
— On se demande bien pourquoi il pose cette question, dit Michel Legrand, dépité de voir brusquement réduites toutes ses lignes mélodiques.
— Je ne sais pas, à cause d'un simple détail vestimentaire, dit Demy, par exemple, le serre-tête noir que porte Geneviève.
— Tous les serre-tête sont noirs, alors quel mort Guy renifle-t-il ? demande Legrand.
Mais Demy ne répond que par de vagues hochements de tête. Il annote encore son script et chantonne : Tu es en deuil ? Maman est morte au printemps...


Nathalie Azoulai, Clic-Clac, P.O.L, 2019.

3.11.19

Avant le volcan




— Inutile de traverser le ruisseau pour aller chercher de l'eau, ajoute-t-il avant de choisir un autre recueil sur le rayonnage.


(...)


— Pour toi, l'écriture est plus importante que pour moi, une seule phrase a plus de poids que mon corps, bredouille-t-il, noyé dans les vapeurs de l'alcool.


Auður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande, Zulma, 2019 (trad. Éric Boury). 

5.10.19

Tous les chemins


L'avenue était déserte, et pourtant je devinais à mes côtés une présence, l'air était plus vif que celui que je respirais d'habitude, le soir et l'été plus phosphorescents. Et cela, je l'eprouvais chaque fois que je m'aventurais sur des chemins de traverse afin de pouvoir ensuite écrire noir sur blanc mon itinéraire, chaque fois que je vivais une autre vie – en marge de ma vie.


Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, 2019.

1.10.19

Effacé au sens propre


À mesure que nous approchons des limites de Betpak-Dala, le sable ramassé près du tombeau cessait d'être simplement du sable, il devenait la matière de la mémoire.

(...)

Il y avait le vieux bibliothécaire qui cherchait à calculer, d'après les images parues dans les journaux, la superficie de la tache de vin sur la calvitie de Gorbatchev : peut-être qu'elle occupait un sixième de son crâne, à l'instar de l'URSS qui s'étendait sur un sixième des terres émergées du globe. Alors, ce serait le signe de l'Antéchrist.


Segueï Lebedev, Les Hommes d'août, Verdier, 2019 (trad. Luba Jurgenson). 

6.8.19

Stylites et anachorètes




Bien plus tard, j'appris que le nitre est utilisé pour la momification des morts, à la multitude desquels s'ajoutent ceux des vivants ayant séjourné trop longtemps là où il se mêle au sel comme en cette étendue que je traversai de nuit, me terrant le jour sous un rocher.

(...)

Sur l'ordre d'Acepsime je dénouai cette corde en fibres de palmier, fine et rugueuse, profondément incrustée dans la chair de Syméon qui poursuivit son oraison sans se préoccuper de ce qui advenait dans le monde, ce monde voué à disparaître et dont faisaient partie son corps, mes mains, la brique, le puits, la souffrance, la faim, la soif, Acepsime, Ellade, moi, les paroles qui nous lui adressâmes et celle que nous renonçâmes à lui adresser. 


Joël Baqué, L'Arbre d'obéissance, P.O.L., 2019.

26.6.19

Le chapitre interrompu la veille




Et nous tournons les pages de nos jours sans en apprécier la saveur unique. Ces petits trésors nous échapppent avant que nous ayons eu le temps de dire ouf. À peine avons-nous survolé ces pages que nous voulons connaître la suite. Insatiables, nous passons au chapitre suivant, titré « hiver » ou bien « été », « printemps », « automne » et voici déjà la partie suivante : « l'année nouvelle ». Pages, chapitres avalés au rythme de valses et de mazurkas, ou bien d'un prélude annonciateur de rebondissements... Ces mélodies nous divertissent comme l'orchestre du Titanic a distrait les passagers jusqu'au bout. Il faut bien se changer les idées en attendant la marche funèbre.


Éric Faye, La Télégraphiste de Chopin, Seuil, 2019.



19.6.19

Le fameux Sacha





Est-ce que je t'ai raconté ce très vieux monsieur qui à peine la portière refermée m'a dit, vous êtes le deuxième autostoppeur que je pends dans ma vie, le premier c'était il y a quarante ans, et il m'a raconté le souvenir qu'il en gardait, étrange, presque irréel, le type en question ne voulait pas lui dire son métier, il était bien habillé, avait l'air sûr de lui, il se contentait de répéter qu'il était haut fonctionnaire de la République, haut fonctionnaire dans quelle branche avait plusieurs fois demandé le conducteur, jusqu'au moment où n'y tenant plus l'autre avait fini par lâcher je suis bourreau, cela du ton le plus ordinaire possible, je suis le bourreau de la République, le précédent bourreau était mon oncle et maintenant c'est moi, c'est le titre officiel, bourreau, la guillotine les têtes coupées tout ça c'est moi, cela se passait en 1977, quatre ans avant l'abolition de la peine de mort et les mois suivants deux exécutions avaient encore eu lieu, les deux dernières de l'histoire de France, l'une et l'autre largement commentées par les journaux, la dernière racontée avec une révolte froide par la juge commise d'office Monique Mabelly qui rapporte notamment cette blague sinistre du fameux bourreau au moment d'ôter les menottes du condamné à mort réveillé à quatre heures du matin, ce mot horrible et tragique, écrit-elle exactement, eh bien vous voyez vous êtes libre – cela avant de lui tendre sa dernière cigarette, son dernier verre de rhum, et de lui couper la tête.


Sylvain Prudhomme, Par les routes, Gallimard, coll. L'Arbalète, 2019.

11.6.19

Jacques tout petit qui crie à travers le trou dans le ventre



C'est l'art qui est fou, jamais la guerre. Vous ne comprenez pas que les Allemands n'ont jamais voulu la guerre. Je l'ai dit au Führer en 39, je n'en voulais pas, de cette guerre, mais il a bien fallu se forcer. Nous la faisons pour le bien de l'Europe. Il faut aryaniser, c'est un fait. Cette toile de Matisse, elle aurait lynchée si elle n'avait pas croisé ma route. 


Josselin Guillois, Louvre, Seuil, 2019. 

3.6.19

Du chèque




À de nombreuses occasions, nous aurions nettement préféré avoir son avis plutôt que son soutien, des mots plutôt que de l'argent, d'autant que ces chèques ressemblaient parfois à des dédommagements, sans qu'on sache bien ce qui était à racheter. La vie est une garce. Un chèque. Tu m'as supporté pendant quatre jours. Un chèque. Tu es harcèlée par une cinglée bipolaire. Un chèque. Tu t'es cassé le poignet. Un chèque. J'ai tué ta mère à force de la faire chier. Un chèque. On a passé un super week-end ensemble. Un chèque. Tu pars en vacances. Un chèque. Je vais mourir. Un chèque.


Anne Pauly, Avant que j'oublie, Verdier, 2019.

21.5.19

Bernique !



Rimbaud, dans les Illuminations, préssentait cette réduction universelle [l'accélération à l'œuvre dans la première révolution industrielle] : « Un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s'édifier », promettait-il — « La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! »

(...) 

Alors qu'il prétend nous en affranchir, le projet transhumaniste n'a pas d'autre perspective que de nous séquestrer dans les limites de ce monde. Son but est simple : supprimer la mort ; et cela parce que les nababs de la Silicon Valley ne l'envisagent plus comme une porte mais comme un terme qui les prive de leurs biens. Ils ne veulent plus céder la palce, et transmette à ceux qui les suivent. Quand on est millionaire, à quoi rime d'abandonner sa position dans l'Olympe ? Tout simplement, les transhumanistes ne veulent pas partir. Ils s'accrochent à l'existence comme une bernique à son rocher. Ce qu'ils ne voient pas, en revanche, c'est que ne jamais mourir, au sens où ils l'entendent, consiste à ne jamais entrer en vie – à ne pas avancer au large dans les hautes mers de l'existence, là où s'éprouve notre engendrement continuel, celui qui nous creuse, nous renouvelle et nous accorde à chaque fois au mystère d'être là.


Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, Tout est accompli, Grasset, 2019.

3.5.19

La petite chouette d'or


En ce point où la morale fait place à la nature, je sens toujours m'envahir une gravité d'un genre inconnu en Hollande. Elle monte en moi au rythme de la terre qui s'élève autour de moi. En moi aussi, elle sourd de couches plus profondes, plus dures, plus primaires — recouvertes à Amsterdam par cent mètres de boue.


Harry Mulisch, Deux femmes, Actes Sud, 1975 (trad. Philippe Noble).

10.4.19

La Guérison des maladies


C'est que, vois-tu, grande âme emplie de toutes les qualités, nous ne sommes que des êtres vivants, des jouets de la colère et de la jouissance. Les forces nous manquent souvent, ici, là. Manifeste-nous ta compassion. L'attirance réciproque de l'homme et de la femme est un don de Dieu et par là une bénédiction, l'aurais-tu oublié ? L'attirance ! Pose sur nous un regard inspiré par l'empathie sublime que Dieu t'a accordée ! 


Vaikom Muhammad Basheer, « Les Murs » in Les Murs et autres histoires (d'amour), Zulma, coll. « Za », 1965 (trad. Dominique Vitalyos).

27.3.19

Impuissant et petit comme un atome


Tandis que je pleurais tout haut, comme si les hurlements pouvaient soulager mon angoisse, je saisis la raison pour laquelle même les soldats les plus insolents, les ivrognes les plus vulgaires, les pires harceleurs se calmaient en voyant une femme pleurer : la logique du monde repose sur les larmes des mères. 


Orhan Pamuk, La Femme aux Cheveux roux, Gallimard, 2019 (trad. Valérie Gay-Aksoy).

15.3.19

Il tâta du braquage


Il sut qu'il allait mourir car il avait compris que ses veines charriaient des larmes.


Pierre Goldman, L'Ordinaire Mésaventure d'Archibald Rapoport, Paris, Julliard, 1977.

20.2.19

Dov'è il bagno ?


Tu te vois chercher un hôtel à Brest ? Te faire choper le soir même parce que tu sentiras le gel douche caramel beurre salé ? Et même. Tu te vois trois semaines à faire l'amour dont deux mal, et après quoi ?


Maria Pourchet, Les Impatients, Gallimard, 2019.

24.1.19

Une liasse noircie de frustrations et de torpeur


Il se fout du rituel ; baptême enfant ou adulte peu lui importe. Le seul baptême est spirituel. C'est la petite âme qu'on asperge d'eau, c'est elle qui est dans l'Arche pendant le Déluge, c'est encore elle qui sort de Gomorrhe à la nuit tombante. 


Éric Vuillard, La Guerre des pauvres, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 2019.

3.1.19

Dont acte


La vie professionnelle n'est qu'un lent et progressif enlisement, c'est même sans doute pour cette raison que les amitiés de jeunesse, celles qu'on noue pendant ses années d'étudiant et qui sont au fond les seules amitiés véritables, ne survivent jamais à l'entrée dans la vie adulte, on évite de revoir ses amis de jeunesse pour éviter d'être confronté aux témoins de ses espérances déçues, à l'évidence de son propre écrasement.


Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019.