23.12.16

Comme des gouttes de clair de lune


Les noctambules qui descendent la rue Norvins à l'heure où la rumeur de Paris s'est apaisée, entendent une voix assourdie qui semble venir d'outre-tombe et qu'ils prennent pour la plainte du vent sifflant aux carrefours de la Butte. C'est Garou-Garou Dutilleul qui lamente la fin de sa glorieuse carrière et le regret des amours trop brèves.


Marcel Aymé, Le Passe-muraille, Gallimard, 1943.


18.11.16

Avant qu'ils ne s'assoient pour mieux nous reconnaître

Il arrive aux pères de formuler des compliments de base, du type : Bravo ! Vas-y, continue ou bien : Oui, c'est ça, allez ! Les pères sont capables de dispenser leur sagesse paternelle, alors même qu'ils sont dans un état semi-conscient, voire inconscient. Les pères donnent des conseils qu'ils ont eux-mêmes négligés.


Rick Moody, À la recherche du voile noir, L'Olivier, 2004 (The Black Veil, 2002, trad. Emmanuelle Ertel).


20.10.16

L'idiot sur la langue


Tu sais, vieux Max, maintenant que je suis un idiot sur une langue de sable, tout me manque, la Révolution, Paris, les galops à l'aveugle, les nuits d'une heure, et même ton air de curé, tes bésicles avec le reflet terrible et finalement touchant de Saint-Just dans tes verres, le temps qui nous perd, la poussière de nos lois. Je suis las, Robespierre, et j'ai très faim et très soif dans mes habits de terre. Fais un effort, faux frère, vis encore un peu, viens dans mon île boire un verre de malbec ou de thé noir : je t'attends, crapule, j'ai confiance. 

Thierry Froger, Sauve qui peut (la révolution), Actes Sud, 2016.

12.9.16

Contre le Pacifique, contre la vie




Oui j'ai fait des cabanes. Mais j'étais assez mauvais en cabanes. Je faisais des barrages, j'avais un excellent niveau en barrages.


Michel Houellebecq, entretien avec Yan Céh, Palais, le magazine du Palais de Tokyo, n°23, juin 2016.


26.8.16

Jeezy Redux


Les productions futuristes et oppressantes de Young Jeezy avaient quelque chose de wagnérien dans leurs déferlantes grandioses – pas le Wagner des opéras, le Wagner des hélicoptères – qui donnait aux sermons en deux dimensions de Jeezy une improbable profondeur.


Pierre Evil & Fred Hanak, "Gangsta Rap : un post-sciptum", revue Audimat n°5, mai 2016.



21.7.16

Le Bouquet sans fin


Lancé à vive allure, l'utilitaire immaculé fait irruption sur la Promenade juste avant Lenval, l'hôpital pour enfants. Nous sommes au soir du 14 juillet avec son rituel immuable des feux qui crépitent et de l'attente du bouquet final. Cette année cette attente est à double détente et la fin du feu est singée par un camion glacial, une morgue ambulante.

Lenval renferme toujours le secret des crises de mon frère aîné, celui de nos aller-retours auprès des équipes médicales avouant pour finir ignorer ce que ce gamin de dix ans pouvait avoir dans la tête qui lui vrillait à ce point les viscères et les sens.




Si le véhicule blanc criblé d'impacts noirs ne s'était pas arrêté devant le palais de la Méditerranée, façade aveugle qui a tant marqué mon enfance, il aurait, qui sait, poursuivi sa course folle le long de la place puis du lycée Masséna, où Apollinaire s'essayait à la poésie sous le nom de Guillaume Macabre, jusqu'à l'hôpital Saint-Roch où je fus transporté toutes sirènes hurlantes par les pompiers appelés à m'extraire de la mare de sang dans laquelle une chute de vélo m'avait plongé. 

Je suis vivant vingt-deux ans plus tard, tant sont morts peu après vingt-deux heures. Morts non loin d'où je suis né, boulevard Tsarévitch. Le même hasard, un destin inverse et la moindre des choses, pour moi, d'honorer leur mémoire jusqu'au bout, sans savoir le jour ni l'heure.

20.7.16

Solitude semaine 1 : Slick Rick le rouleur

jour 2 : le métro continue de rouler imperturbable
c'est comme nous

on ne peut jamais
vraiment stop-vouloir
d'appartenir encore
à la file dans la foule à caddie des caisses

des rayons entiers de produits
et dans les allées de néons, je
calcule un prix possible

où des gens m'arrivent et demandent


jour 3 : ou bien le monde
a eu lieu


déjà et que reste-t-il



Stéphane Bouquet, Les Amours suivants, Champ Vallon, 2013.

23.6.16

Utopie partout


L'extrême incertitude quant aux moyens de subsister sans travailler était à la racine de cette hâte qui faisait les outrances nécessaires, et les ruptures définitives.


Guy Debord, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte période de temps, scénario, 1959, in Œuvres cinématographiques complètes, 1952-1978, p. 26.

14.6.16

Mater / Matar

Hiver 1997. Étudiant en Espagne, je suis les conseils de nombreux camarades en faveur du premier film d'Alejandro Amenábar, Tesis. Dans la scène d'exposition de ce long-métrage de fiction centré autour du phénomène des snuff movies, l'héroïne, Angela, est tentée comme d'autres passants par le désir de se pencher vers les voies du métro madrilène sur lesquelles un individu a sauté peu de temps auparavant, mort suicidé sous une rame. Ce réflexe morbide est perfidement utilisé ensuite, quand il se retourne contre Angela, et, me dis-je aujourd'hui, quand il se retourne depuis lors contre moi qui ne peux plus apercevoir des voies de métro sans y repenser.



13.6.16

Awopbopaloobop Alopbamboom



Une danse si forte qu'il faudrait une civilisation pour l'oublier. Et dix secondes pour s'en souvenir.


Butch Hancock, chanteur de rockabilly, à propos de la première apparition d'Elvis Presley à la télévision (dans le Ed Sullivan Show du 9 septembre 1956), apparition à laquelle Bruce Springsteen assista au seuil de l'âge de (dé)raison, pour y placer ensuite en toute connaissance de cause l'origine de son cœur


30.5.16

Saint-Martin-de-Pétersbourg

La définition que donne Rozanov du nihilisme est la meilleure, affirmait le situationniste Raoul Vaneigem en 1967 dans son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations : "La représentation est terminée. Le public se lève. Il est temps d'enfiler son manteau et de rentrer à la maison. On se retourne : plus de manteau ni de maison."


Greil Marcus, Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle (trad. Guillaume Godard), Allia, 1998.


10.5.16

Braquage et braconnage



On se suicide pas
On préfère le braquage

PNL, "Obligés de prendre", Que la famille, 2015.



Je ne pense, depuis quelque temps, qu'à ma disparition prochaine, sinon imminente, et sens la mort qui rôde et fouine sans arrêt autour de moi comme un cochon truffier.
Mon moral, d'habitude d'acier, ressemble le plus souvent maintenant à du mou de veau !


Siné, dernière "mini-zone", sinemensuel.com, 4 mai 2016.


29.4.16

Long Time Coming


In a world of doubt and fear
Wake at night and reach to find you near


Bruce Springsteen, Happy (1991).

5.4.16

L'Artillerie de l'amour


Il y avait deux lettres de petit format avec des en-têtes et des tampons officiels, couvertes de quelques lignes d'une fine écriture, comme officielle elle aussi, laconique, comme des ordres ou des communiqués militaires, et trois ou quatre de ces cartes postales que les amoureux ou les maris des domestiques ont coutume d'envoyer. Une fois elle laissa tomber l'une d'elle que le garçon ramassa. Elle représentait en sépia sur fond marron un canon de 75 en position de tir auprès duquel se trouvait un soldat coiffé d'un képi, une bande rouge courant le long de sa culotte, un genou à terre, une main en visière, l'autre tendue, l'index en avant, dans la direction où le canon était lui-même pointé. Dans le coin gauche et un peu en arrière du canon, apparaissait dans un halo clair le visage souriant d'une femme blonde au-dessus d'un bouquet de roses. Calligraphiés en grandes lettres blanches dans la partie supérieure de la carte, on pouvait lire les mots ON LES AURA suivis d'un point d'exclamation.


Claude Simon, L'Acacia, Minuit, 1989.

8.3.16

One way to live cheaply and without tears?


Je me souviens, dit Austerlitz, qu'Alphonso nous fit un jour cette remarque, à son petit-neveu et moi, que sous nos yeux tout pâlissait, que les plus belles couleurs avaient déjà presque toutes disparu ou qu'on ne les trouvait plus que là où personne ne les voyait, dans les jardins aquatiques, à des dizaines de brasses sous la surface de la mer.

(...)

Quand ils sont trop à l'étroit, les morts, à l'instar des vivants, s'exilent vers des contrées moins surpeuplées où ils peuvent trouver leur repos à distance raisonnable les uns des autres.

(...)

Je ne lisais pas de journaux, de crainte, je le sais aujourd'hui, de tomber sur des révélations inopportunes, je n'allumais la radio qu'à certaines heures, j'affinais au fil du temps mes réactions de défense et me créais une sorte de système de confinement et d'immunisation qui me protégeait contre tout ce qui, de près ou de loin, se rattachait aux antécédents historiques d'une personnalité, la mienne, cantonnée dans un espace de plus en plus restreint.


W. G. Sebald, Austerlitz, Actes Sud, 2001.

21.1.16

La manteau piégeux


« Moi, je n'en ai plus pour longtemps, la mort n'oublie personne, dit-il. Tous les jours, je l'entends arriver au coin de la rue, mais, chaque fois, c'est juste la vache du voisin ou un chien ou l'ombre d'une des âmes qui rôdent par là ! »


Robert Seethaler, Une vie entière, Sabine Wespieser éd., 2015.