Esme connaissait tout de la perte, Anton en était convaincu. Par exemple la facilité avec laquelle elle oubliait les choses, comme si c'était une seconde nature - véritablement, elle faisait de l'oubli l'un des beaux-arts. La façon dont les choses dissolvaient dans son esprit, les tableaux qu'elle avait vus, les films, même leurs conversations - c'était de toute beauté. Anton avait peur, s'il restait trop longtemps en dehors de son champ de vision, qu'elle l'efface totalement. Tant elle semblait comprendre ce mouvement des choses qui allaient à leur perte. Mais si cela devait arriver, il ne disparaîtrait pas pour autant de son côté.
Esme vivait dans une démocratie absolue du visible et de l'invisible. Elle ne voulait rien du passé - le passé n'existait pas. L'absence était son art ; elle seule, à la rigueur, pouvait être perceptible. Les présences trop appuyées l'incommodaient. Elle était à l'aise dans les lacunes et les ombres. Ses livres étaient tout entier de noir et de blanc - ses livres étaient comme la plupart des livres, mais elle (pensait Anton) était loin d'être comme la plupart des gens.
Jakuta Alikavazovic, Le Londres-Louxor, L'Olivier, Janvier 2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire