- Il y a vingt-deux ans que je suis libraire, et je n'ai jamais vu ça. Nous avons un système vidéo et vos exactions ont été filmées. Pouvez-vous m'expliquer ? Pourquoi détruire des livres ? Et il semble que vous ne vous attaquiez pas à n'importe quel auteur ! Vous avez quelque chose contre la littérature ?
- Pardonnez-moi. J'ai trop bu ce soir. Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'est venu comme ça. Je n'ai pas fait exprès de choisir ces auteurs, c'est juste qu'ils se trouvaient là, sur la table. Je n'ai rien contre la littérature, au contraire et bien évidemment je vais vous dédommager des pertes subies. Vous pouvez même m'infliger une amende...
- Je pourrais aussi appeler la police et déposer plainte.
- Pour un Bolaño ?
- Pourquoi Bolaño, en particulier ?
- Avez-vous lu Etoile distante ?
- Bien sûr...
- Et vous trouvez normal qu'à la fin du livre Carlos Wieder se perde dans les brumes, grâce à l'insigne lâcheté de l'auteur ? Nul le saura jamais si le détective Romero l'a tué ou non. Comment survivre à cette énigme ?
La libraire ne put s'empêcher de sourire en haussant les sourcils. Elle alluma une cigarette en me regardant attentivement.
- Et c'est cette raison qui vous a poussé à détruire son oeuvre ?
- J'ai agi par idéalisme littéraire !
- Et que reprochez-vous à Vila-Matas ?
- La fin terrible du Voyage vertical.
- Je ne me souviens plus très bien comment Mayol s'en tire...
- Il s'en tire, comme vous dites justement, par une pirouette des plus déplaisantes... Une ligne de dialogue : "Finalement, murmura Mayol."
- Plutôt génial pour le mot de la fin...
- Je crains que nous ne puissions nous entendre.
- Et Fresan ?
- Là, c'est une insulte générale à l'art du romancier.
- Qu'entendez-vous par là ?
- Mais son personnage est une ville !
Antoni Casas Ros, Enigma, Gallimard, 2010
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