15.3.11

"Rien n'est plus déprimant que le libre cours"


J'ai commencé à écrire, dit-il, pour me nettoyer la tête. Pas parce que j'avais "quelque chose à dire" et parce que je voulais produire de beaux objets ou raconter de belles histoires mais tout simplement pour me nettoyer la tête et m'empêcher de devenir fou. Un peu comme le jeune Swift, dit-il, qui nous apprend dans une de ses premières lettres que son esprit était "pareil à un spectre qu'on fait apparaître, qui jouerait de mauvais tours si on ne lui donnait pas un peu de travail". Les critiques et les essayistes littéraires, dit-il, ne comprendront jamais cela. Pour eux un bon roman embrasse des idées ou révèlent ce qu'ils appellent les profondeurs de la souffrance humaine ou encore les transporte dans des contrées magiques. Découvrir ma poitrine ne m'intéresse pas, dit-il, pas plus que crier à voix haute que je crois à la liberté devant l'oppression et que je suis contre la torture. Mais coller des ailes et des queues à mes personnages pour qu'ils puissent donner libre cours à leur désir ne m'intéresse pas davantage. Rien n'est plus déprimant que le libre cours, dit-il. Je n'écris pas afin de me laisser aller à l'imagination, mais afin d'y échapper. C'est pour cela que je dis que je suis un réaliste. C'est pour cela que je suis un réaliste.
(...)

Bien sûr, dit-il, il n'y a aucune raison que d'autres que moi s'intéressent au comment et au pourquoi de ma manière de me nettoyer ma tête ou de donner un peu de travail au spectre que j'ai fait apparaître, et pourtant il y a quelque chose chez les êtres humains qui les pousse désespérément à être compris et applaudis. La compréhension seule est déjà quelque chose, mais la compréhension et les applaudissements sont ce que nous cherchons vraiment. Et bien sur je ne suis pas une exception.

Gabriel Josipovici, Moo Pak, Quidam Editeur, 2011 pour la trad. française de Bernard Hoepffner


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