24.10.07

Resté seul à mourir assis durant cinq, dix minutes. Mes joues, mon front, de la viande froide. Mais en continuant à voir, à entendre. Je pourrais dire la date, l'heure, mais à quoi bon. Les anciens, quand ils parlaient d'un désastre, ne disaient ni lieu ni date, c'était comme toujours le même, qui aurait toujours été là, même quand ça se calmait, qu'on l'oubliait, surtout quand on l'oubliait. Nous retombant dessus, de-ci, de-là, de temps à autre. Pour nous rappeler que le monde dans lequel on saucissonnait était toujours au bord du désastre.

Il aurait fallu simplement me lever et partir, comme ça, sans un mot ni rien. Mais il fallait bien que je prenne deux ou trois affaires. Et, pour ce faire, que je me remette à fonctionner. J'ai attrapé ma fourchette, harponné ma saucisse. Anne était de dos dans la cuisine devant l'évier et les filles sur le divan, de dos aussi. Mais, mine de rien, elles étaient en train de m'épier, je le sentais. Elles auraient été outrées, étant donné les circonstances, de m'entendre manger. Alors que, moralement parlant, j'en avais le droit, je payais les courses, je pouvais parfaitement manger ma saucisse. Anne n'a rien répondu. J'ai reposé ma fourchette avec la saucisse harponnée intacte. Cernés par ces trois silences, ma saucisse et moi étions triviaux.

Jacques Serena, Sous le néflier, Minuit, 2007.

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