Pourquoi est-ce si évident ? Pourquoi doit-elle y revenir maintenant ? Pourquoi aucun autre choix n’est accessible ?
Questions sans réponse. Elle n’arrive pas à fixer son attention sur ce qui se passe.
Elle constate, seulement. Elle devient en quelques instants la spectatrice de sa propre vie, comme si elle devait témoigner pour le compte d’un tiers et rendre compte de ses propres faits et gestes.
C’est la première chose qu’elle fait en retournant chez elle, après douze années de réclusion criminelle : chercher dans sa chambre l’épais journal intime. Et le trouver, du premier coup. Trois cents pages gondolées remplies d’une écriture penchée vers la gauche, tracée de la main droite, avec la pointe d’un stylo à bille noire. Bien sûr, sa mère n’y aurait jamais touché. De peur que ces grammes de pâte à papier prennent vie, prennent en main une arme, deviennent tueurs autant que leur auteur. Les mots tuent, c’est connu. Mais là c’est moi qui ai tué, pense-t-elle simplement. Par réflexe elle souffle sur la tranche et tousse dans la poussière qui soudain danse. Son index glisse le long des feuilles découpées nettement, jusqu’à la dernière page écrite, vers la toute fin du carnet à spirales. Elle se souvient de l’époque durant laquelle elle se confiait à ce carnet. Pendant plusieurs semaines, la France avait été bloquée par les grèves. Une révolte assez joyeuse. Partout des banderoles, des râleurs, des casseurs et des rêveurs. Des gens pincés qui disaient comprendre les revendications. Des hommes en bout de course qui semblaient punis, au coin d’une table de négociation. Une fin piteuse. Un élan héroïque et solidaire, coupant le pays en deux. Mais elle, elle n’était pas dedans. Elle a vu tout ça en refusant de le comprendre. Choisir un camp lui faisait horreur. Ni d’un côté ni de l’autre. Elle était ailleurs. Elle, elle y repense : non, moi je me prenais pour Bonnie Parker. Elle devine à ce moment un sourire sur son visage, une courbe entre ses deux pommettes. La première depuis Fleury-Mérogis. Elle n’a pas une pensée pour son Clyde Barrow, qu’elle a oublié depuis longtemps. Son complice, condamné en même temps qu’elle. Mais qu’elle avait regardé pour la dernière fois bien avant le procès. Cambrioler des magasins de seconde zone en couple, se payer en monnaie sonnante et trébuchante. Voler du luxe de banlieue pauvre. Trucider. Il n’y a pas d’estime à avoir pour ces forfaits. Une fois qu’elle avait aboli les frontières de la vie quotidienne, voler était plus facile que respirer. Et tuer n’allait pas tarder à arriver. Elle se rappelle les surnoms qu’elle donnait aux garçons qu’elle séduisait alors avec facilité. Thor, Snope, Horace, Thibalt, Len. Le seul qu’elle n’a pas rebaptisé, elle l’a tué et elle revoit son corps inerte, étendu sur le dos. Son sang fait une tâche qui s’agrandit lentement autour de lui. Elle ne ressent aucune émotion. Toujours pas à ce jour, aucune trace précise, bien qu’elle ait cessé de s’aimer. Elle ne sourit plus.
Elle lit la dernière phrase du journal. Elle semblait y annoncer son suicide. Bien évidemment. La figure du meurtrier romantique. Celui qui veut emmener son crime avec lui dans l’au-delà, son œuvre, son sésame, son pacte avec Méphistophélès. Pour une élève surdouée évoluant avec dédain en terminale L, c’était faire preuve de fort peu d’inspiration. Mais il n’y eut rien de tout ça. Du sang, des larmes qui piquent, plus tard, surtout des heures à attendre, de plus en plus longues, qui n’en finissent plus. Et l’habitude. Loin des mois d’écriture fatale.
Pendant la période où elle pensait ça, où elle formait ces blocs de mots penchée sur son calepin, elle se dit encore que les journaux, les vrais, ceux que les gens lisent, parlaient de tout autre chose : du débrayage généralisé, de la spontanéité, du co-voiturage, de la valeur travail. De l’amour de la France finalement, pays qu’aujourd’hui elle craint comme on devait craindre le Seigneur autrefois. Pays fabuleux dont ce qu’elle connaît le mieux est son système carcéral, son administration pénitentiaire. Pays qu’elle a quitté depuis ce crime inexpliqué – mûrement réfléchi. Depuis qu’elle a entamé une nouvelle vie, après un faux départ – non sifflé par les arbitres. Elle n’a plus d’autre option. Elle doit courir, et courir, dans un monde qu’elle s’est mis à dos. Si elle doit mourir avant l’âge, ce sera d’épuisement. Le suicide n’est plus à l’ordre du jour ma petite : elle se l’est répété souvent. Ce qu’elle n’avait pas répété, en revanche, c’est la rencontre si immédiate avec le magma de sa prose. Cet amoncellement la gêne. Elle avait surtout retenu la fin. Le reste ne dit rien d’autre. Elle parlait tout le temps, elle n’avait rien à dire. Sa mère, aujourd’hui, ne lui dit plus rien. Sa mère n’a pas touché, non plus, aux toiles que sa fille peignait et accrochait aux murs peu avant son inculpation pour homicide volontaire perpétré à l’arme blanche. Du criard, du hideux, du pas du tout agréable à voir. Et une valeur artistique nulle. Qu’elle était poupine, sur la photo qui décore toujours l’étagère, dans une pose de mannequin de supermarché, le ventre qu’on devine, la bouche ronde et tendue ! Elle croyait tout savoir, a du tout désapprendre. Devenir anonyme après avoir cru être une star. Star du crime, c’est pas un métier, Pépette. Voilà ce qu’elle a entendu tous les jours au début de son emprisonnement. Peu de visites, peu d’activités, peu de pensées. Peu d’intérêt. Si elle a appris quelque chose au cours de ces années, c’est à vivre au ralenti, amoindrie, à peu de pour cent.
Comment avait-elle pu se croire à ce point au-dessus des autres ? Elle était adolescente, c’est vrai, elle allait mourir un jour, exact. Mais elle avait vu les mêmes films, avait des opinions peu profondes, des passions en toc. Les indiens d’Amérique : une métaphore en kit, qui à l’époque faisait du chiffre. Et s’est chiffrée à douze ans pour elle. Le sacrifice rituel et l’ambition d’être première de la classe ne faisaient qu’un pour elle. Il lui revient en mémoire ce gendarme qu’elle avait réussi à accrocher. Il tâchait d’être sévère, de garder toutes les traces dans la rédaction des ses rapports, mais il était fasciné. Elle en était persuadée, il lui faisait l’offrande de dépositions qui ne creusaient pas bien loin, qui laissaient tout son charme au mauvais sort qu’elle avait jeté autour d’elle. Et qui l’avait séduit. Elle avait troublé ce fonctionnaire assermenté. Elle se dit qu’elle avait troublé la République française aussi, à travers lui. Sans en avoir gagné le droit. Le gendarme avait cru à travers elle ouvrir une porte sur un imaginaire ésotérique. Un domaine imperméable à la réinsertion, à l’incivilité, aux ratonnades et aux brûlures de cigarette. Elle a retenu très en détail les traits de son visage, l’angle de ses joues qui suggérait son envie de l’étreindre. Il voyait certainement en elle une amante spirite qui retournait contre eux le venin des hommes. Une mante religieuse. Un insecte, oui. Il n’avait raison que pour ça.
Si elle prend pitié de quelqu’un aujourd’hui, c’est de celui-là, de cet homme en uniforme. Pas de sa victime. Encore moins d’elle-même. Elle voudrait, peut-être, le retrouver pour lui faire comprendre à quel point c’était puéril. Puéril et raté. Si elle le retrouvait, si elle parvenait à le convaincre, elle pourrait reprendre goût à la vie. Retrouver la saveur. Mais ça, elle se l’est interdit. C’est son troisième interdit catégorique. Après le suicide.
Et surtout après la grève.
12.3.08
Sur la grève
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