13.6.08

L'éclat


Elles ne lui étaient pas destinées. Ni cette lettre ni cette femme. Contre sa poitrine il sent les feuillets se courber. L’enveloppe ne sera jamais décachetée. Il regarde s’agiter le chapeau du mari. La lettre est pour la femme. Elle ne sera jamais remise. S’il l’avait écrite à temps, peut-être aurait-il pu modifier le cours des choses, repousser l’échéance, compromettre le mariage de sa bien-aimée. Mais aujourd’hui il est ici, entouré de convives, statique, les pieds sur un banc. Inattentif aux consignes du photographe que cherche à relayer l’époux. La messe vient de laisser place à cette nouvelle cérémonie, presque aussi longue, aussi inhumaine, aussi triste. Le maître de cette cérémonie ne cesse de lever puis rabaisser un voile foncé au-dessus de sa tête. A mesure que se répètent ses allées et venues autour du trépied en bois, ses mouvements gagnent en rythme. Tel un torero, il se dandine tantôt courbé tantôt droit comme un i. La mise au point de l’appareil s’éternise. Les enfants ne sont pas longs à s’impatienter. Leur mouvement perpétuel angoisse. Dès les premières minutes un conseil improvisé décide qu’ils seront absents des clichés. Dans le centre du groupe, vers le haut et la gauche, lui ne bouge pas. S’il en juge par le pouvoir d’hypnose qu’exerce sur lui le chapeau nuptial, il ne saurait être flou. Pas un mouvement du crâne ni des membres : la machine va capter un signal d’une limpidité sans pareille. Seule la cage thoracique bat la chamade, ce qui est invisible à l’œil indifférent. Les existences doivent pourtant connaître un plus beau trajet que ce fleuve de boue, qui prend sa source à cet instant pour lui.
Le photographe est à l’agonie, ses répliques intérieures claquent les unes à la suite des autres. J’effectue un dernier réglage. J’actionne le déclencheur. Je dis la phrase du petit oiseau et je rentre me coucher. Le produit réagit dans un nuage blanc éblouissant et un bruit de sac de farine qu’on éventre.



Les particules volent dans les airs telles des luges en forêt. Comment a-t-il pu penser un seul instant que la missive sur son torse serait un bouclier contre quoi que ce soit ? La lettre est un poignard. La poudre n’est pas toute retombée que son cœur est transpercé de part en part. L’organe s’écroule sur lui-même. Il est soudain énorme puis minuscule, ses tissus calcinés, sa chair vitale vitrifiée comme sous l’action d’une pâte de dynamite. Son propriétaire moribond vacille. Un long soupir traduit son tourment et peine à en couvrir l’ampleur. Mais la foule de toutes façons s’agite. Personne n’a fait attention. Certains ont sursauté plus que de raison en voyant la décharge lumineuse. D’autres sont pressés de retrouver quelqu’un. Des têtes ont pivoté mais de manière très furtive, encore domptées par les cris du photographe. Toujours dans la même direction, regardez toujours dans la même direction ou votre visage sera effacé. Vous serez venus pour rien. Il fixe toujours le chapeau, mais le chapeau n’est plus là. A sa place est un regard, le regard de la femme qui désormais ne l’atteint plus. Il ne voit pas qu’elle pleure. Qu’elle échoue à le dissimuler. Sa robe se macule pour quelques secondes, presque rien, d’une tâche oblongue. Couleur gris clair. Deux doigts gantés de dentelle viennent se poser à l’endroit précis, sur cette forme infime évoquant une cible. Elle ressent alors la circulation de son sang comme une entaille qui suppure. Elle seule perçoit le brouillard qui s’étend depuis l’éclair. Soudain on emmène au loin l’épouse, elle tourne la tête mais rien n’y fait. Il est parti. Elle devra avoir essuyé ses deux larmes quand elle entendra encore ce son qui persiste. Un écho dans les limbes. Sombre, insensé.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ah ouai, quand même.
C'est épatant une photo de famille racontée par Guillaume Augias.

Bravo.