Je me répète sans cesse ces deux phrases de William Saroyan, veilles de soixante-dix ans et dont le sens n'est pas certain pour moi : « Invite la vertu au cœur de quiconque aura été plongé dans la détresse et le silence par la honte et la terreur du monde. Ignore l’évidence, car elle est indigne de l’œil clairvoyant et du bon cœur. » Peut-être y a-t-il derrière ces deux phrases une clé ouvrant vers d’autres contrées de l’esprit ? Ou alors est-ce seulement cette manie qui est la mienne, celle qui consiste à doter ce que je ne comprends pas d’une aura de magie et de fascination ? Quoi qu’il en soit je ne peux empêcher leur récitation intérieure, ce qui suggère bientôt qu’elle forment pour moi une conduite à prendre. Que je le veuille ou non, je dois chercher autour de moi les traces de détresse, surmonter l’obstacle de la facilité et me montrer de bon conseil. Je pourrais jeter mon dévolu sur ce jeune homme, que je vois tous les jours assis au même arrêt de bus. Je l’observe de temps en temps depuis la fenêtre de ma cuisine. Il a tout le temps l’air ailleurs, insouciant. Ou plutôt inderdit. N’est-ce pas là la détresse et le silence dont parle le dramaturge ? Tout semble faire croire que ce jeune homme est là, parmi nous, alors qu’il n’est pas là. Il me fait penser à ces militants permanents, prêts à n’importe quoi pour ne pas ressembler aux autres gens. Contre la vie, contre le monde. Faire d’eux des suicidaires, ou même des nihilistes, serait trop réducteur – et revoilà le vice de l’évidence. Ce jeune homme refuse de prendre le risque suprême, celui d’avouer qu’il a peur d’exister, peur que son existence soit douloureuse pour lui et ceux qui l’entourent. Mais cela tombe bien car ma tarte est enfournée et dans le quartier ma réputation n’est plus à faire : je vais aller voir ce jeune homme, lui parler doucement, lui prodiguer un doux baiser et lui murmurer « Tout va bien se passer ; même si tu meurs. Rien ne mourra. ».
30.3.09
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