25.1.12

Scénario pour un coup d'Etat

Scénario pour un coup d'Etat : Isabel Peron est enlevée, on lui opère le visage de façon à la rendre méconnaissable : lorsqu'on enlève les bandelettes et les gazes, elle s'approche d'un miroir et pousse un cri.
Pendant ce temps, sa voix préenregistrée est soumise à une analyse et à un découpage de ses empreintes vocales, certains mots de tous ses précédents discours sont montés de façon à parvenir à : "Je vous annonce ma démission, etc.". On radiodiffuse. On pourra aussi prendre un de ses anciens discours télévisés, le magnétoscoper, étudier un doublage parfaitement synchrone à l'aide de mots découpés et retéléviser sur l'antenne, en direct, un discours de démission. Isabelita dans sa résidence, même plus surveillée, entend son propre discours. Elle sort pour dire à l'armée et à la police : "Je suis Isabel Peron." Rires des policiers : "Et moi je suis Vasco de Gama !" On l'emmène dans un hôpital psychiatrique tandis que se rediffuse son discours prononcé d'une voix qui semble trafiquée comme venant d'un corps bourré de bandes magnétiques, une voix sur de mauvaises (à peine) vitesses, avec des blancs inquiétants, avec des masticages de mots. (D'après une émission TV de la série Mission impossible.)

Jean-Jacques Schuhl, Telex n°1, Gallimard, 1976

24.1.12

comme un chien qui rêve

Je ne distingue plus le présent du futur et pourtant ça dure, ça se réalise peu à peu (...). C'est ça le temps, le temps tout nu, ça vient lentement à l'existence, ça se fait attendre et quand ça vient, on est écœuré parce qu'on s'aperçoit que c'était déjà là depuis longtemps.

Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938.

12.1.12

"L'envahissement du gras de la joue par l'implantation des premiers poils des favoris"


Swann avait toujours eu ce goût particulier d'aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la matière d'un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l'obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d'un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de Tintoret, l'envahissement du gras de la joue par l'implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé un remords d'avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d'indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu'ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de réalité et de vie, une saveur moderne ; peut-être aussi s'était-il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu'il éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d'aujourd'hui. Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature d'artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu'il les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d'un portrait plus ancien avec un original qu'il ne représentait pas. Quoi qu'il en soit, et peut-être parce que la plénitude d'impressions qu'il avait depuis quelque temps, et bien qu'elle lui fût venue plutôt avec l'amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence durable qu'il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d'Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de l'œuvre véritable du peintre l'idée banale et fausse qui s'en est vulgarisée.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Combray, éditions Bernard Grasset, 1913

8.1.12

la lune couleur d'électrum pur





Ce livre est dédié à Steve Jones, (...) qui ne m'a jamais fait culpabiliser quand je disais que tel ou tel train allait trop vite pour moi, et qui reste le chrétien le plus admirable qui m'ait jamais offert un cigare, qui ait jamais bu mon alcool ou qui ait jamais hurlé "Fuck!" dans la nuit parfumée au diesel.



William T. Vollmann, extrait de l'épigraphe du Grand Partout (Riding Toward Everywhere, Ecco/HarperCollins, 2008), Actes Sud, 2011 (traduit de l'américain par Clément Baude).

3.1.12

Arno Petit popo


La sobriété est une putain d'extase violente, emmerdante. On voit. L'éblouissement est fort, un pan de soleil sur un mur lépreux. Tu as comme un œil de verre, le cerveau en obturateur, on dirait, qui photographie vite, net.

Arnaud Viviant, "Le wagon", Complètement mytho ! Chroniques de la vie moderne, Bourin éditeur, 2009.