29.12.12

Langue au chat


Tout ce qui sort des mains de l'homme, toutes espèces de choses qu'il faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour l'amuser, pour l'attraper, depuis les meules de moulins, les pièces de toile, jusqu'aux bagues de verre portant au chaton un rat, vous l'y trouviez à profusion, à monceaux, à faisceaux ou en piles, dans les grands magasins voûtés, sous les arceaux des halles, dans les navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du pré. C'était comme nous dirions, mais avec un côté plus populaire et grouillant de vie, c'était là tous les ans, au soleil de juillet, l'exposition universelle de l'industrie du Midi.

Frédéric Mistral à propos de la foire de Beaucaire, Mémoires et récits, 1906.

4.12.12

Joconde et Jacinthe


J'ai cherché dans mes dictionnaires tout ce qui a trait aux greffes.

Beaucoup de jolis mots : par exemple Enter : "ne se dit que d'une greffe en fente ou par scion". Cela s'applique à l'évidence aux plantes, car je ne vois rien sur ta cuisse qui s'apparente à une fente ou à quelque rameau. La suite est pleine de fantaisie : Marcotter - a-t-on marcotté tes os ? Écusson : a-t-on écussonné ta peau ? Bouture - a-t-on bouturé tes nerfs ? Couronne - a-t-on couronné ton crâne ? Approche - a-t-on approché ton âme ?


Marina Vlady, Le fol enfant, Fayard, 2009.

12.11.12

Lys brisé


Mon âme avait à ce point quitté mon corps - il me semblait que le moindre caillou sur la route nous eût fait tous deux rouler à terre.


André Gide, La Symphonie pastorale, Gallimard, 1919.

6.11.12

Gide l'obscur


1894

Neuchâtel, en septembre. 

Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Il faut demeurer entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit.


André Gide, Journal. Une anthologie (1889-1949), Choix et présentation de Peter Schnyder avec la collaboration de Juliette Solvès, Paris, Gallimard, 2012.

18.10.12

Lang au chat



Sous leur forme initiale, les Cahiers étaient foncièrement anti-establishment. Cette posture se doublait d'une hostilité réelle vis-à-vis de l'université - la première génération des cinéphiles avait fait son éducation dans les salles obscures, non à l'école. "J'ai raté mon bac à cause de Fritz Lang", raconte Jean-Claude Biette, l'une des plumes importantes de la revue.


Émilie Bickerton, Brève histoire des Cahiers du cinéma (trad. Marie-Mathilde Burdeau), éd. Les prairies ordinaires, coll. "Penser / Croiser", 2012.


29.9.12

pas une vie que de ne pas bouger


Les dernières phrases dans le délire, la grande scansion des dents d'éléphant comme tambour de brousse. Avant l'amputation, [Rimbaud] avait écrit à sa  sœur Isabelle : « Pourquoi au collège n'apprend-on pas de la médecine le peu qu'il faudrait pour ne pas faire de pareilles bêtises ? »

Patrick Deville, Peste & CholéraÉd. du Seuil, coll. Fiction & Cie, 2012.

13.9.12

Frapper juste


Il est remarquable qu'il n'existe pas de soldat perdu de l'extrême gauche, laquelle ne pouvait que conduire à l'Académie française (...), au grand patronat, au pouvoir politique, aux jurys littéraires, à la version cynique de l'insignifiance.


Richard Millet, Langue fantôme. Essai sur la paupérisation de la littérature, suivi d'Éloge littéraire d'Anders Breivik, Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

7.9.12

Le Sermon sur la Chute de Rome, par Jérôme Ferrari


Si Le Sermon sur la chute de Rome est le premier livre que vous lisez de Jérôme Ferrari, vous ignorez tout de sa syntaxe impeccable, son goût pour les rives, sa justesse qui pourrait être orgueilleuse. Et un monde rugissant, en lutte avec ses propres croyances, va s'ouvrir à vous pour vous happer corps et bien. Mais n'ayez crainte car, pour reprendre l’antiphrase mystique de son précédent roman, murmurée au milieu du chaos, « tout s'oublie si vite, tout est si léger ».

La chute de Rome, telle que la voit saint Augustin, est le centre autour duquel pivote ce nouveau livre. Tour à tour revanche des médiocres et promesse de renouveau, ce moment de l'Histoire est un prisme changeant, que l'on manipule au long des chapitres à mesure que les personnages se succèdent et en livrent d'une certaine manière leur version ; leur vérité pirandellienne. Autant qu'il est délicat de débusquer le moindre écart dans la composition de son texte, il est sans doute aisé de blâmer Ferrari pour son lyrisme, qui est une tendance fréquente à l'élégie, et qui peut former le prétexte de s'en éloigner. De même, un auteur à la plume si ample pourra surprendre par le point d'honneur qu'il met  à s'ancrer dans le quotidien, dans le trivial de situations malaimables voire graveleuses.

Mais les destins dont traitent en détail les romans de Ferrari, les vies qu’il déroule devant nos yeux sont à la fois l’obsession de son œuvre, les personnages se parlant d’un livre à l’autre, précisant, par d’incessantes trajectoires entre ceux-ci, la tragédie qui les anime, à la fois son obsession donc et tout autre chose. Un motif, une fausse intrigue à la chair élastique, aux noms presque interchangeables tant le propos se sert du séculier pour viser à la transcendance. Le Sermon sur la chute de Rome ne déroge pas à la règle, venant même accentuer le mouvement général auquel on peut légitimement penser que Ferrari ne finira pas de si tôt de s’atteler, porteur qu’il est d’une si grande maîtrise.

L’alternance entre les périodes passées et présentes, procédé qui convient au plus haut point à son écriture, ne fonctionne pas uniquement par un jeu de contraste à la manière de l’évocation indirecte utilisée par Faulkner (Les Palmiers sauvages) ou Coetzee (Terres de crépuscule). Chaque segment vient éclairer le précédent d’une lumière nouvelle, certes, mais contribue également à faire vaciller les perceptions du lecteur, si bien que nous ne savons plus bien sur quel pied danser, à qui se vouer, si le narrateur s’en remet à nous, aux personnages ou à une instance non déterminée. Ce vertige, cette sensation du sol qui se dérobe sous la narration, c’est en définitive le matériau brut qu’aime à travailler Ferrari, sans relâche et dans le sens d’une épure, vers une révélation du verbe.



Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la Chute de Rome, Actes Sud, 2012.


Extrait

Elle ne se plaignait de rien, son acquiescement était total car chaque monde est comme un homme, il forme un tout dans lequel il est impossible de puiser à sa guise, et c'est comme un tout qu'il faut le rejeter ou l'accepter, les feuilles et le fruit, la paille et le blé, la bassesse et la grâce. Dans un écrin de poussière et de crasse reposait le grand ciel de la baie, la basilique d'Augustin, et le joyau d'une inépuisable générosité dont l'éclat rejaillissait sur la poussière et la crasse.

1.9.12

noli me tangere





Seuls les insensés, les assassins et les amants suspendent un instant leur mouvement avant d'atteindre l'autre. 


Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde, Verdier, 2012.

21.8.12

alors, on a bobo ?


Il y a les petits oiseaux, Eduardo ! Il y a les nuages, Eduardo ! Tout un univers de chevaux et de pouliches et de vaches, Eduardo ! Quand j'étais petite je galopais sur un cheval nu, à cru. Je fuis mon suicide, Eduardo. Pardonne-moi, Eduardo, mais je n'ai pas envie de mourir. J'ai envie d'être fraîche et précieuse comme une  grenade.


Clarice Lispector, "Le Départ du train", in Où étais-tu pendant la nuit ?, des femmes, 1974.

6.8.12

de noite


La dame voulut expliquer que sa vie était toujours comme cela, mais elle ne savait pas ce qu'elle entendait par "cela" ou par "sa vie", et elle ne répondit pas. Pris entre le soupçon et la discrétion l'homme insista sur sa question : que faisait-elle là ? Rien, rétorqua in petto la dame, prête maintenant à s'écrouler de fatigue. Mais elle ne répondit rien, le laissant penser qu'elle était folle. D'ailleurs elle ne donnait jamais d'explications. Elle se rendait compte que l'homme la prenait pour une cinglée - et qui pourrait affirmer qu'elle n'en était pas une ? N'était-elle pas la proie de cette chose que, pudiquement, elle appelait "cela" ?


Clarice Lispector, "A la recherche d'une dignité", in Où étais-tu pendant la nuit ?, des femmes, 1974.

21.7.12

Auto-disprezzo



Conclusion pratique : peut-on le publier ? Oui, certainement, on peut très bien le faire paraître, voire dans une édition de luxe, avec une ou deux lithographies de quelque bon peintre et il peut obtenir, après une propagande opportune dans le milieu littéraire, ce qu'on appelle d'ordinaire un succès d'estime, susciter quelques articles allant jusqu'à l'éloge, à l'enthousiasme même selon  les rapports d'intérêt et d'amitié des critiques avec l'auteur. Mais le livre n'a pas de valeur. Je soulignai cette dernière phrase dans laquelle j'avais condensé tout ce que je pensais de mon récit.


Alberto Moravia, L'Amour conjugal, 1949.

14.7.12

Courrier conjugal



On dit hautement qu'on ne veut plus ni nobles, ni titres de seigneuries, ni châteaux, ni haut clergé, etc. On a cent fois raison, et je souscris volontiers à tous ces changements ; je  suis même tout disposé à donner un bon coup d'épaule pour opérer celui qui doit renverser ma marmite ; les égoïstes me taxeront de folie, qu'importe.


Gracchus Babeuf, lettre datée du 23 juillet 1789 à sa femme Marie-Anne Langlet, citée par Jean-Marc Schiappa dans Gracchus Babeuf avec les Egaux, Les Editions Ouvrières, 1991.

4.7.12

L'Eau à la bouche bée


La légende veut que Cupidon ait donné une rose à Harpocrates, le dieu du Silence, pour lui demander de ne pas trahir les amours de Vénus. Le rose en serait devenue le symbole du silence. Autrefois on sculptait une rose au plafond des salles de banquets pour rappeler que les confidences échangées à la faveur des libations n'étaient pas destinées à courir les rues... Au XVIe siècle on prit également l'habitude de graver une rose sur les confessionnaux !

Claude Duneton à propos de l'expression "Découvrir le pot aux roses", La Puce à l'oreille. Anthologie des expressions populaires avec leur origine, Stock, 1978, rééd. 1985.

22.6.12

Entre Foi & Charité


Les enfants ne peuvent pas marcher, mais ils savent très bien courir.
L'enfant ne pense pas même, ne sait pas qu'il dormira le soir.
Que le soir il tombera de sommeil. C'est pourtant ce sommeil.
Toujours prêt, toujours disponible, toujours présent,

Toujours en dessous, comme une bonne réserve,
Celui d'hier et celui de demain, comme une bonne nourriture d'être,
Comme un renforcement d'être, comme un réserve d'être,
Inépuisable. Toujours présente.
Celui de ce matin et celui de ce soir.
Qui lui met cette force dans les jarrets.

Ce sommeil d'avant, ce sommeil d'après
C'est ce même sommeil sans fond
Continu comme l'être même
Qui passe d'une nuit à une nuit, d'une nuit à l'autre, qui continue d'une nuit à l'autre
En passant par-dessus les jours
En ne laissant les jours que comme des jours, comme des ouvertures.
C'est ce même soleil où les enfants ensevelissent leur être
Qui leur maintient, qui fait tous les jours ces jarrets nouveaux,
Ces jarrets neufs.
Et ce qu'il y a dans ces jarrets neufs : ces âmes neuves.
Ces âmes nouvelles, ces âmes fraîches.
Fraîches le matin, fraîches le midi, fraîches le soir.
Fraîches comme les roses de France.
Ces âmes au col non ployé. Voilà le secret d'être infatigables.
C'est de dormir. Pourquoi les hommes n'en usent-ils pas.
J'ai donné ce secret à tout le monde, dit Dieu. Je ne l'ai pas vendu.
Ce lui qui dort bien, vit bien. Celui qui dort, prie.



Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, paru dans les Cahiers de la quinzaine le 24 septembre 1911, repris en volume dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957.

8.6.12

onques n'ot en moi part


Lués droit qu'il fut laienz entrez
en l'eve qui estoit segniee
lués droit, plus tost qu'une coignee
s'en vet au fons trestoz li cors,
si que la bele Liënors
vit qu'il fut sauz, et tuit li autre
qui furent d'une part et d'autre
entor la cuve atropelé.
Li clerc en ont mout Deu loé
en lor chanz et en sains soner.

Jean Renart, Guillaume de Dole, vers 1228, publ. par Félix Lecoy, Honoré Champion éd.

29.5.12

Enter



Je vis dans ses yeux
Je suis pour lui
Un bouton de chemise
Et nos vies dans l'objet



20.5.12

Voix lactée



Il me plaît de croire que le lait que [Luciano Pavarotti et sa sœur de lait Mirella Freni] ont bu au même sein nourrissait leur voix ; c'était la nuit qu'ils tétaient à ce sein et dont ils rendraient en chantant la quintessence étoilée.



Richard Millet, La Voix et l'Ombre, Gallimard, collection « L'un et l'Autre » (dirigée par J.-B. Pontalis), 2012.

17.5.12

tout passera tout cassera tout lassera


1895 : Fiat Lux Bros.
1935 : Chinatown se passe
1975 : Chinatown se casse
2015 : le jour d'aujourd'hui

27.4.12

Ecoute,


Première écoute : tout est parfait mais justement rien ne se tient. Ce n'est absolument pas ce que j'attendais. Cela dit cette perfection est tout à fait ce que je craignais. Les morceaux s'enclenchent les uns à la suite des autres sans bonheur et plus l'écoute dure plus le dégoût se transforme en nausée. Tout ça flotte. Si la perfection existe elle n'aura duré qu'un ou deux morceaux. Et encore. Les disques de musique ont le tort eux de durer dix ou douze pistes. On parle alors d'albums. Je suis déçu comme si je m'étais moi-même trahi. Je n'étais pas prêt, ni prévenu. Je ne me parle pas assez, ce disque est trop bavard. Cette écoute numéro un : ne-sert-à-rien.

Deuxième écoute : je ne sais pas ce que je fais là ; j'y suis pourtant : j'y reste, étonnamment.


Troisième écoute : en un sens elle n'aurait jamais dû arriver. J'ai pourtant en tête une hypothèse de quatrième écoute car deux ou trois choses me mettent la puce à l'oreille.

Xième écoute : ad libitum, locutions latines et fascination pour la musique en nous.


21.4.12

À cause du peuple



Les animateurs étudiants de Mai 68 ont tant raconté leur vie, inspiré tant de récits, qu'une certaine histoire du soulèvement a fini par s'imposer au grand public : l'épopée de ceux qui possédaient les moyens culturels d'écrire l'histoire, et qui choisirent de réduire celle de Mai aux calques superposés de leurs aventures individuelles.

(...)

[Le 22 mai 1973] le premier éditorial de Libération affirmait "notre pauvreté est la mesure de notre indépendance". 
[Le 18 juin 1996] Serge July claironne "l'indépendance, c'est très simple : il faut que ça marche, il faut gagner de l'argent.".


Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, Raisons d'agir Editions, 2005.

18.4.12

~~

Je suis une personne qui a des intuitions de liberté (comme tout prisonnier enchaîné) et construit des représentations - elles-mêmes étant des ombres - d'individus qui brisent leurs chaînes et tournent leurs visages vers la lumière.



J. M. Coetzee, Doubling the Point: Essays and Interviews, Harvard University Press, 1992.

16.4.12

60° Latitude nord


Il faut maintenant poser sur Jérôme un regard bienveillant que les incertitudes du personnage ne voileront pas : un gosse de vingt ans empli d'une exceptionnelle gravité, née d'une conjoncture à laquelle vous comme moi aurions pu être confrontés sans pour autant en tirer les mêmes conclusions. Le moment de l'histoire où nous surgissons, les déterminants familiaux plus ou moins supportables qui nous sont impartis, les goûts et les dégoûts habiles à nous pousser dans des retranchements pas toujours très bien fortifiés, voilà le lot, la matière palpable jusqu'à l'ivresse.


Mathieu Riboulet, L'Amant des morts, Verdier, 2008.

12.4.12

~

A human soul above and beneath classification, a soul blessedly untouched by doctrine, untouched by history, a soul stirring its wings within that stiff sarcophagus, murmuring behind that clownish mask.


J. M. Coetzee, Life and Times of Michael K, Ravan Press, 1983.

30.3.12

They want you for their slave


L'armement massif des esclaves constitue une des clés de la conservation des colonies par la République et constitue une garantie de la liberté. D'ailleurs, Toussaint Louverture se saisissait souvent d'un fusil lors des revues de ses troupes et s'écriait : « Voilà notre liberté ! ».


Frédéric Régent, « II. Pourquoi faire l'histoire de la Révolution par les colonies ? » in Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent, Pierre Serna (membres de l'Institut d'histoire de la Révolution française), Pour quoi faire la Révolution, Agone éd., coll. Passé & Présent-CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire), 2012.

21.3.12

vox humana


Un médecin militaire m'a appris que les balles vont plus vite que le son et ainsi ceux qui meurent sur le coup n'entendent jamais le bruit de leur mort. Elle les saisit, au milieu d'une pensée, d'une parole ou d'un rire, et ils l'ignorent à jamais...

Jérôme Ferrari, Dans le secret, Actes Sud, 2007.

6.3.12

entre dans ta resserre


La vérité est que je suis un de ces êtres faibles qui ont besoin d'une raison de vivre et dont la faiblesse est si parfaite que, ne trouvant bien sûr aucune raison, il n'en continuent pas moins à vivre.

Jérôme Ferrari, Dans le secret, Actes Sud, 2007.

28.2.12

j'enjambe des grappes de gendarmes, pas les militaires, les insectes,


J'écoute un album d'easy listening des Beastie Boys pour essayer de me persuader que je suis un mec super cool alors qu'en fait je ne rêve que de cramer des baraques, massacrer des villages, piller, empoisonner des puits, tuer, détruire, arracher des vêtements, baiser sans enlever mes bottes. Mais bon, on ne fait pas toujours ce que bon nous semble dans la vie et donc j'écoute plutôt les Beastie Boys en buvant du café.

Le Tampographe Sardon (http://le-tampographe-sardon.blogspot.com/), « Caveau de famille », 11 avril 2011.



22.2.12

amor matris



La vie c'est de la poussière entre les orteils. La vie c'est de la poussière entre les dents. La vie c'est mordre la poussière.


J. M. Coetzee, Age of Iron, Martin Secker & Warburg, 1990.


14.2.12

Le passé, c'est un luxe de propriétaire.


Moi, je ne sais pas profiter de l'occasion : je vais au hasard, vide et calme, sous ce ciel inutilisé.

Mercredi
Il ne faut pas avoir peur.

Jeudi

Écrit quatre pages. Ensuite, un long moment de bonheur.



Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938.

11.2.12

Kampuchéa, par Patrick Deville


Douch, Cambodgien connu pour avoir été à la tête du camp S-21 de sinistre mémoire, vient ces jours-ci d'être condamné à la prison à vie par décision d'un tribunal qu’a parrainé l'ONU. Le fil des actualités rattrape ainsi Kampuchéa, le dernier roman de Patrick Deville, dont Douch se trouve être au centre. Mais si l’écrivain évoque les comparutions de l’ancien Khmer rouge entre 2009 et 2011, abordant au passage le parcours d’autres acteurs de ce tragique épisode de l’histoire du Cambodge survenu durant la seconde moitié des années soixante-dix, il le fait à sa manière et y imprime sa patte faussement nonchalante. De même qu’il nous avait dans ses précédents livres, en Amérique centrale, dans les Caraïbes ou en Afrique, fait suivre le cours de ses pérégrinations à la recherche des restes insurrectionnels, il livre ici tout autant le résultat d’une enquête, d’un reportage sur le vif, que le fruit de ses réflexions. Et ce à quoi il pense, nourri des lectures habitées de Loti, de Malraux mais aussi de figures moins connues telle celle de l’entomologiste Henri Mouhot qui découvrit par hasard le temple d’Angkor, ce qu’il nous donne à voir est notre propre reflet à travers le destin des mouvements révolutionnaires. Le vertige utopique de la tabula rasa irrigue les pages de Kampuchéa, provoquant tout à la fois l’ivresse et la révulsion. Depuis le style martial et hypnotique des slogans de l’Angkar diffusés sur Radio Phnom Penh devenue La Voix du Kampuchéa démocratique jusqu’aux vers de Vigny que récite Douch pour toute défense face à ses jurés – lui qui fut formé en France à enseigner les Lettres –, la langue tourbillonnante de Patrick Deville nous permet de mieux appréhender la portée d’actes que l’on catalogue sans doute trop vite comme étant uniquement des atrocités, comme n’ayant pas plus de sens – ne pouvant être polysémiques. Son roman s’avère ainsi capable de produire une épiphanie de la plus sombre horreur.


Patrick Deville, Kampuchéa, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2011.

3.2.12

Vengeance of the Sons


Le père, pâle copie du fils.



J. M. Coetzee, The Master of Petersburg, Martin Secker & Warburg, 1994.

25.1.12

Scénario pour un coup d'Etat

Scénario pour un coup d'Etat : Isabel Peron est enlevée, on lui opère le visage de façon à la rendre méconnaissable : lorsqu'on enlève les bandelettes et les gazes, elle s'approche d'un miroir et pousse un cri.
Pendant ce temps, sa voix préenregistrée est soumise à une analyse et à un découpage de ses empreintes vocales, certains mots de tous ses précédents discours sont montés de façon à parvenir à : "Je vous annonce ma démission, etc.". On radiodiffuse. On pourra aussi prendre un de ses anciens discours télévisés, le magnétoscoper, étudier un doublage parfaitement synchrone à l'aide de mots découpés et retéléviser sur l'antenne, en direct, un discours de démission. Isabelita dans sa résidence, même plus surveillée, entend son propre discours. Elle sort pour dire à l'armée et à la police : "Je suis Isabel Peron." Rires des policiers : "Et moi je suis Vasco de Gama !" On l'emmène dans un hôpital psychiatrique tandis que se rediffuse son discours prononcé d'une voix qui semble trafiquée comme venant d'un corps bourré de bandes magnétiques, une voix sur de mauvaises (à peine) vitesses, avec des blancs inquiétants, avec des masticages de mots. (D'après une émission TV de la série Mission impossible.)

Jean-Jacques Schuhl, Telex n°1, Gallimard, 1976

24.1.12

comme un chien qui rêve

Je ne distingue plus le présent du futur et pourtant ça dure, ça se réalise peu à peu (...). C'est ça le temps, le temps tout nu, ça vient lentement à l'existence, ça se fait attendre et quand ça vient, on est écœuré parce qu'on s'aperçoit que c'était déjà là depuis longtemps.

Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938.

12.1.12

"L'envahissement du gras de la joue par l'implantation des premiers poils des favoris"


Swann avait toujours eu ce goût particulier d'aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la matière d'un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l'obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d'un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de Tintoret, l'envahissement du gras de la joue par l'implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé un remords d'avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d'indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu'ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de réalité et de vie, une saveur moderne ; peut-être aussi s'était-il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu'il éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d'aujourd'hui. Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature d'artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu'il les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d'un portrait plus ancien avec un original qu'il ne représentait pas. Quoi qu'il en soit, et peut-être parce que la plénitude d'impressions qu'il avait depuis quelque temps, et bien qu'elle lui fût venue plutôt avec l'amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence durable qu'il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d'Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de l'œuvre véritable du peintre l'idée banale et fausse qui s'en est vulgarisée.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Combray, éditions Bernard Grasset, 1913

8.1.12

la lune couleur d'électrum pur





Ce livre est dédié à Steve Jones, (...) qui ne m'a jamais fait culpabiliser quand je disais que tel ou tel train allait trop vite pour moi, et qui reste le chrétien le plus admirable qui m'ait jamais offert un cigare, qui ait jamais bu mon alcool ou qui ait jamais hurlé "Fuck!" dans la nuit parfumée au diesel.



William T. Vollmann, extrait de l'épigraphe du Grand Partout (Riding Toward Everywhere, Ecco/HarperCollins, 2008), Actes Sud, 2011 (traduit de l'américain par Clément Baude).

3.1.12

Arno Petit popo


La sobriété est une putain d'extase violente, emmerdante. On voit. L'éblouissement est fort, un pan de soleil sur un mur lépreux. Tu as comme un œil de verre, le cerveau en obturateur, on dirait, qui photographie vite, net.

Arnaud Viviant, "Le wagon", Complètement mytho ! Chroniques de la vie moderne, Bourin éditeur, 2009.