31.12.07

Désir de peau

Je suis aimé de ce qu'on eût appelé au dix-huitième siècle une "femme de qualité". Sa tendresse a fini par m'amollir le coeur. Bien qu'elle n'ait que dix ans de moins que moi, notre désir de peau, qui n'a fait que croître régulièrement jusqu'ici, semble pouvoir durer longtemps. Enfin, elle est d'une si parfaite "éducation", si respectueuse de la dignité humaine, si patiente et si activement dévouée, que le conditions d'une vie commune me semblent réunies.


Roger Vailland, Ecrits intimes, 1950.

30.12.07

Comme le bois d'un rocking-chair

Quelquefois je reste là, enroulé sur moi-même jusqu'à minuit, je me réveille, je lève la tête, à l'endroit des genoux mon pantalon est trempé de salive tant j'étais replié, lové sur moi-même, comme un petit chat l'hiver, comme le bois d'un rocking-chair ; je peux m'offrir le luxe de m'abandonner car je ne suis jamais vraiment abandonné, je suis simplement seul pour pouvoir vivre dans une solitude peuplée de pensées, je suis un peu le Don Quichotte de l'infini et de l'éternité, et l'infini et l'éternité ont sans doute un faible pour les gens comme moi.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, 1983 (pour la trad. française)

Eloge de la fuite

Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l'arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussir de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l'horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu'ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime.
Vous connaissez sans doute un voilier nommé "Désir".

Henri Laborit, Eloge de la fuite, Robert Laffont, 1976
(Avant propos)

25.12.07

§ 285 EXCELSIOR

Il existe un lac qui, un jour, s'interdit de s'écouler et qui projeta une digue à l'endroit où il coulait jusque-là : depuis lors le niveau de ce lac ne cesse de s'élever. Peut-être ce type de renoncement nous fournira-t-il la force qui permet de supporter le renoncement même; peut-être l'homme ne cessera-t-il de s'élever toujours plus haut à partir du moment où il aura cessé de s'écouler en un Dieu.

Friedrich Nietzsche, La Gaya scienza - Livre IV

23.12.07

Notre idée de l'immortalité, ce n'est guère que la permission pour quelques-uns de continuer à vieillir un peu une fois morts.

Julien Gracq, Préférences, José Corti, 1989

22.12.07

Dialogue pavillonnaire


- Naïfs pris au cou coupeurs de bourse

(François Villon)

- Adieu Adieu / Soleil cou coupé

(Guillaume Apollinaire)

Le bourdon à l'américaine

Et voilà que le coup de bourdon nous tombe dessus, le vrai bourdon noir et nauséeux made in U.S.A., pire que tout au monde, pire que le bourdon des Andes (villages de haute altitude, le vent glacé qui descend des montagnes de cartes postales, l'air raréfié qui te prend à la gorge comme la mort, et l'Equateur avec ses petites villes en bordure du fleuve, la malaria grise comme la came sous le bord noir et empoissé du panama, les escopettes qu'on charge par la gueule, les charognards qui piochent du bec la boue séchée des rues). Pire même que le bourdon que tu attrapes en Suède quand tu débarques du fery à Malmoe (pas de taxe à bord sur la picolette), et ce coup-là est pourtant assez vicieux pour refroidir toute la bonne gnôle hors douane du ferry et tu te retrouves plus bas que terre : sur ce, les regards fuyants et le cimetière au beau milieu de la ville (à croire que toutes les villes suédoises sont bâties autour du marché aux ci-gît), et rien à faire tout au long de l'après-midi, ni bistro ni cinéma - alors je m'étais envoyé ma dernière pipe de bon kif de Tanger et javais dit à K.E. : "Viens, on retourne tout droit au ferry."

Mais le bourdon à l'américaine est pire que tout. Tu ne peux pas mettre le doigt dessus, tu ne sais pas d'où il vient. Prends un de ces bars préfabriqués au coin des grandes casernes urbaines (chaque bloc d'immeuble a son bar, son drugstore et son supermarket). Dès que tu ouvres la porte, le bourdon te serre les tripes. Tu as beau chercher, c'est impossible à expliquer. Ca ne vient pas du garçon, ni des clients, ni du plastique jaunasse qui recouvre les tabourets de bar, ni du néon tamisé. Pas même de la T.V... et les habitudes se cristallisent en fonction de ce bourdon quotidien, tout comme la cocaine finit par durcir l'organisme contre le coup de batôn en fin de parcours...

William Burroughs, Le Festin Nu, Olympia Press, 1959 (pour l'édition originale)

20.12.07

Marcher sur la rivière


Je ne corne jamais les pages des livres de Hubert Mingarelli parce que c’est un continuum de littérature, à dire à l’Université et aux enfants le soir.

18.12.07

Pour le monde, pour soi-même


Dès ma prime jeunesse j'ai pris conscience qu'une disposition particulière en moi me différenciait des autres. Ceux-ci n'aspirent qu'à acquérir les richesses extérieures, quand je n'ai pas à m'en préoccuper, porteur que je suis d'un trésor dont la valeur dépasse de loin toutes ces richesses.


Arthur Schopenhauer, A soi-même, "3. Vers 1822", L'Anabase, 1992.

16.12.07

Un défaut en amour, précisément


C'est que je ne prends pas assez mon parti, par une sorte d'indifférence ou de lâcheté.

(...)

C'est que nous prenons les autres comme des occasions de nous rendre meilleurs.

(...)

Il arrive bien que je me dise aussi , chaque soir : "Comme je suis meilleur que ce matin." Mais je me flatte peut-être. Ou si tout se perd pendant la nuit...


Jean Paulhan, Progrès en amour assez lents, 1916.

13.12.07

French Culture, uh ?

What those foreigners are missing is that French culture is surprisingly lively.
Its movies are getting more imaginative and accessible. Just look at the Taxi films of Luc Besson and Gérard Krawczyk, a rollicking series of Hong Kong-style action comedies ; or at such intelligent yet crowd-pleasing works as Cédric Klapisch's L'Auberge Espagnole and Jacques Audiard's The Beat That My Heart Skipped, both hits on the foreign art-house circuit.
French novelists are focusing increasingly on the here and now : one of the big books of this year's literary rentrée, Yasmina Reza's L'Aube le Soir ou la Nuit (Dawn Dusk or Night) is about Sarkozy's recent electoral campaign.
Another standout, Olivier Adam's A l'Abri de Rien (In the Shelter of Nothing), concerns immigrants at the notorious Sangatte refugee camp. France's Japan-influenced bandes dessinées (comic-strip) artists have made their country a leader in one of literature's hottest genres: the graphic novel. Singers like Camille, Benjamin Biolay and Vincent Delerm have revived the chanson. Hip-hop artists like Senegal-born MC Solaar, Cyprus-born Diam's and Abd al Malik, a son of Congolese immigrants, have taken the verlan of the streets and turned it into a sharper, more poetic version of American rap.

Don Morrison, The Death Of French Culture, Time Magazine, 2007

Dialogue ordinaire




- Tu connais William Faulkner ?

- Non, qui est-ce ? Tu as couché avec lui ?


Patricia (Jean Seberg) et Michel (Jean-Paul Belmondo) dans À bout de souffle, Jean-Luc Godard, 1960.

11.12.07

Enfant de Cayenne


Roger Nimier appartenait décidément à ce passé dont nous voulions faire table rase, et lorsque nous criions dans les manifestations "Flics, fascistes, assassins", je priais pour que l'on ne découvrît pas un jour d'où je venais. Un père royaliste, ça la fichait mal. J'aurais toujours pu me défendre en nuançant ses positions, ressortir l'épithète "anarchiste de droite", bien utile en ce genre d'occasion, mais qu'aurais-je répondu si l'on avait appris que l'ignoble Louis-Ferdinand, l'auteur de Bagatelles pour un massacre, m'avait fait sauter sur ses genoux, et pis, que je gardais de mes visites à Meudon un souvenir merveilleux ?

Marie Nimier, La Reine du silence, Gallimard, 2004.

10.12.07

On croit rêver


J'ai en face de moi un ennemi redoutable : le rêve de la gratuité.

Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture.

6.12.07

I AM THE NEXT ACT WAITING IN THE WINGS
I AM AN ANIMAL TRAPPED IN YOUR HOT CAR
I AM ALL THE DAYS THAT YOU CHOOSE TO IGNORE
YOU ARE ALL I NEED
YOU ARE ALL I NEED
I AM IN THE MIDDLE OF YOUR PICTURE
LYING IN THE REEDS
I AM A MOTH WHO JUST WANTS TO SHARE YOUR LIGHT
I'M JUST AN INSECT TRYING TO GET OUT OF THE NIGHT
I ONLY STICK WITH BECAUSE THERE ARE NO OTHERS
YOU ARE ALL I NEED
YOU ARE ALL I NEED
I AM IN THE MIDDLE OF YOUR PICTURE
LYING IN THE REEDS
S'ALL WRONG
S' ALRIGHT
S' ALRIGHT
S'ALL WRONG
S' ALRIGHT
S' ALRIGHT
S' ALRIGHT

Radiohead, ALL I NEED, In Rainbows, 2007.

Dialogue para-littéraire


- Ici, rien à apprendre, le désert, un ruban de mots comme une piste sans fin, sans but, qui ne mène nulle part, et qui s'achèvera sans doute comme elle a commencé, dans la muflerie et le ricanement.

(Régis Jauffret, Univers, univers, 2003)


- Je vais continuer d'égrener ces années, sans nostalgie mais d'une voix précipitée. Ce n'est pas ma faute si les mots se bousculent. Il faut faire vite, ou alors je n'en aurai plus le courage.

(Patrick Modiano, Un pedigree, 2005)

3.12.07

L'aborder en plongée


(...) Ferrer ôte son tricot et retourne se coucher.
Facile à dire. Magnifiquement proportionnée, décidément, l'infirmière Brigitte n'en occupe pas moins la totalité de la couchette : plus de place pour y glisser ne serait-ce qu'un bras. Sous aucun angle on n'y peut accéder latéralement. N'écoutant que son courage, Ferrer choisit de l'aborder en plongée en s'étendant sur l'infirmière avec toute la délicatesse dont il dispose. Mais Brigitte commence à gémir désapprobativement. Elle se refuse et se débat au point que Ferrer pense un moment que c'est cuit mais, par bonheur et par paliers, l'infirmière finit par se détendre. On s'occupe et ne peut s'occuper qu'avec une marge de manoeuvre restreinte, l'étroitesse de la couchette interdisant plus de combinaisons qu'elle n'en permet : on ne peut se disposer que l'un sur l'autre, quoique alternativement et dans les deux sens, ce qui n'est déjà pas mal. On prend son temps vu que c'est dimanche, on s'attarde et ne sort de la cabine qu'à dix heures du matin.

Jean Echenoz, Je m'en vais, Editions de Minuit, 1999

2.12.07

Eschatologie

Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui.
MALLARMÉ.

Nous aurons perdu jusqu'à la mémoire de notre rencontre...
Pourtant nous nous rejoindrons, pour nous sépa-
rer et nous rejoindre encore,
Là où se rejoignent les hommes trépassés : sur
les lèvres des vivants.
SAMUEL BUTLER.





Gaston Bachelard, épigraphe dont s'orne le chapitre premier de L'Intuition de l'instant ("L'Instant"), 1931.

28.11.07

Dialogue imaginaire


- Quelle est cette pièce étrange sur l’échiquier ?

- Un flic, répond Poutine à Kasparov.

Eric Chevillard, "59" (lundi 26 novembre 2007), in L'autofictif {http://l-autofictif.over-blog.com/}

26.11.07

Merci Professeur


Slt. Bg teuf chz wam dim à p 21h. thm SM djanté. 2 btlle p p swété. Modpaç : "DANS LES PERSONNES QUE NOUS AIMONS, IL Y A, IMMANENT À ELLES, UN CERTAIN RÊVE QUE NOUS NE SAVONS PAS TOUJOURS DISCERNER MAIS QUE NOUS POURSUIVONS."

François Rollin, Les belles lettres du professeur Rollin.com, Plon, 2007.

21.11.07

Les salades de Jimmy

Quand tout, mais alors TOUT dans la vie vous donne envie de sourire, qu'il y a de plus en plus de soleil, de plus en plus de gaieté au point que ce ne sont plus des sourires que vous voyez, mais des dents, et que vous vous sentez...- eh bien, pas vraiment "au bord", car le monde n'a pas de bord ; mais plutôt comme si vous aviez toujours été de l'autre côté, là où les sourires et les rires deviennent une sorte de spasme réflexe comme pleurer ou vomir (vraiment, c'est la même chose) ; - quand vous buvez du vin rouge dans une tasse en essayant de classer par catégories les motifs luisants que vous apercevez à la surface du liquide - sachez, mes amis, que la chose est quasiment possible : vous convenez de l'existence d'une forme lumineuse semblable au tracé d'un hémisphère sur la ligne concave de l'équateur ; mais une nouvelle gorgée et ça devient un anneau scintillant qui entoure le cercle de vin ; encore une autre et cela devient d'un noir tirant sur le rouge avec votre reflet trouble dedans, votre peau plus rouge et votre bouche plus noire que le vin, encore une autre et vous distinguez des taches blanches à la surface : il ne s'agit nullement de reflets, mais de bouts de gras ou de riz ou de céréales , ou peut-être de bouts de peau de votre joue recrachés (la sempiternelle question : l'imperfection, la saleté, est-elle en vous ou dans le verre ?) ; - mais voilà que votre attention est à jamais détournée par la vilaine tache violette à la péripétie de la tasse, là où vos lèvres se sont posées ; quand tout devient troublant au point que vous n'êtes plus sûr qu'une prostituée est une femme tant qu'elle n'a pas retiré sa culotte ; quand rien n'est clair, et que se trouver une pute devient un manège mortel (et si vous n'attrapez pas une maladie qui vous tuera, ma foi, vous y viendrez, non parce que vous voulez mourir mais parce que tant que ça ne s'est pas produit les choses demeurent floues) ; quand l'alcool vous fait tomber amoureux de filles que leurs mères alcooliques cherchaient tout le temps à poignarder ; quand les noms de rues ressemblent à de fastidieuses astuces à la Nabokov ; quand seules les formes superbes des femmes sont pleines et que, même les yeux fermés, vous les voyez toujours s'adosser à un mur, croiser leur jambes et pointer leurs seins vers vous, ALORS il se peut qu'un jour, comme Jimmy, vous vous retrouviez à scruter le sombre défilé d'une rue, à tenter de percer les corridors infinis qui aboutissent à un lampadaire, un coin de rue et une silhouette de femme qui attend.
Mais vous pouvez faire aussi comme Jimmy et reprendre un verre.

William T. Vollmann, Des putes pour Gloria, Christian Bourgois, 1999 (pour la trad. française)

20.11.07

Dialogue atrabilaire


- Une femme, c'est un boulot à temps plein. Faut choisir son métier.

(Charles Bukowski, Factotum, 1975)


- Elle me traitait comme je traitais moi-même mes compagnes successives, dans une alternance soudaine de tendresse et d'oubli, exigeant avec la même impatience la proximité ou l'éloignement.

(J.-B. Pontalis, Loin, 1980)

17.11.07

CODE FAUX


L'ORDRE RYTHMIQUE

(...)
5. Salut à l'espace.

(...)

LE BONHOMME NIHIL.

(...)

Je souffre d'un désaccord total avec la mort. J'ai l'impression perpétuelle de n'être pas là.

6. Les séquences chaotiques.

(...)

LE MONOTHÉISTE ROBLOT ET ROBLOT.

(...)

Ma tête est hérissée de rubans qui flottent cent pensées au vent. Mon anus est le seul être parlant au niveau du monde.

Valère Novarina, L'Acte inconnu, P.O.L, 2007.

14.11.07

Clelia


J'éprouvais mon habituel plaisir hargneux à me tenir à l'écart, sachant que, à quelques pas, à l'extérieur de cette ombre, mon prochain s'agitait, riait et dansait.

(...)

Pour supporter les souvenirs d'enfance d'un autre, il faut en être amoureux.

Cesare Pavese, La Plage (La Spiaggia), 1948.

11.11.07

Dialogue débonnaire


- La personne qui ne lit pas s'en abstient pour saisir, comme le bibliothécaire de Musil, l'essentiel du livre, qui est sa situation par rapport aux autres. Ce faisant, elle ne se désintéresse pas du tout du livre, bien au contraire.

(Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n' a pas lus ?, Minuit, "Paradoxe", 2007)


- A l'école, on n'apprend pas de quoi parlent les oeuvres mais de quoi parlent les critiques.

(Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Flammarion, "Café Voltaire", 2007)

8.11.07

Dialogue trentenaire


- Un jour vient pourtant et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend place. Il reconnaît qu'il est à un certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi.

(Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, {page trente}, 1942)


- J'ai trente ans et j'arrive à mon point de départ les mains vides.

(Erri De Luca, "L'addition" in Les coups des sens (I Colpi dei sensi), 1993)

7.11.07

Intriguant, non ?

Monsieur Hackett n'aurait pas su dire quand il avait été plus fortement intrigué, bien plus, il n'aurait pas su dire quand il avait été aussi fortement intrigué. Il n'aurait pas su dire non plus ce que c'était qui l'intriguait si fortement. Qu'est-ce que c'est, dit-il, qui m'intrigue si fortement, moi que même l'insolite, même le surnaturel, intriguent si rarement, et si faiblement. Rien ici apparemment qui sorte le moins du monde de l'ordinaire et cependant je brûle de curiosité, et d'émerveillement. La sensation n'est pas désagréable, c'est entendu, mais je ne me vois pas en train de la supporter plus de vingt minutes ou une demi-heure.

Samuel Beckett, Watt, Editions de Minuit, 1968 (pour la trad. française)

5.11.07

Le prix Goncourt

Prenez un tiers de lecture (par exemple ces moments où les yeux fatiguent à la jointure entre deux lignes). Un tiers d'écriture (on privilégiera les envolées tant espérées au cours desquelles on écrit des paragraphes si diamantaires qu'on n'ose pas même les relire une seule fois). Un tiers d'histoires vécues (le choix est dans l'embarras). Un tiers pour faire le compte (oui, je sais, on dirait le Sud).

Lancez-vous. Touillez en plein centre - restez vibrants. Secouez vigoureusement, mais sans excès. Assaisonnez si vous osez. Servez frais ; mais néanmoins armez-vous de patience. Vous êtes sur le point de devenir célèbre dans le monde des lettres. Vous pourrez contester que beaucoup s'en fichent. Vous pourrez aussi savourer l'insavourable. Chez Drouant comme chez Quick, tout est une affaire de goût.

3.11.07

Et je dirais même plus...


L'Etat du Mississippi est le lieu de l'action. Juillet dans le Sud. L'année 1931. Dans le cabinet de James R. Cofield, photographe. Je ne sais pas si le kodak archaïque est sur son grand trépied, ou dans les mains de Cofield. J'incline pour le trépied, puisque nous sommes en 1931, et aussi pour l'apparat, le crêpe noir, la hausse d'artillerie, le gros calibre. Dans la mire du gros calibre, assis, William Faulkner. Tweed en dépit de la chaleur, chemise dalton blanche ouverte sans ostentation, la pose artiste chic qui vient tout droit de Montparnasse via La Nouvelle-Orléans. Les bras croisés, mais pas comme à l'église, comme après le déjeuner. Dans sa main droite le petit sablier de feu, la très précieuse cigarette qui marque avec une intolérable acuité le passage du temps, qui réduit le temps à l'instant, la durée de combustion d'une cigarette étant comparable et cependant très sensiblement inférieure à celle de cette combsution complexe d'un corps d'homme qu'on appelle une vie. Donc, cette lucky strike de 1931. Et, comme née d'une lucky strike et d'un tweed, la fracassante apparition de William Faulkner.
(...)
Appelons ce qu'il voit : l'éléphant.
(...)
il a vu l'éléphant.
(....)
la guerre, l'éléphant.
(...)
Cet éléphant spécifique,
(...)
et la guerre fut finie avant que son escadrille n'aille tâter de l'éléphant,
(...)
L'éléphant qu'il voit, que Cofield voit qu'il voit,
(...)
le Sud, voilà le premier éléphant ;
(...)
Mais c'est bien la grosse bête tout entière et dans toute sa brutalité, l'éléphant,
(...)
la chabraque de l'élépant : dans un linceul de vieille et une culotte de petite.

(...)
Et, comme cette fois on a avalé l'éléphant,
(...)
on tombe au moins sous l'éléphant pour de bon,
(...)
Et cet éléphant-là
(...)
le viel éléphant sur la poitrine.
(...)
ils n'ont nul besoin de le transformer en éléphant.
(...)
someillent et chargent l'éléphant Shakespeare, l'éléphant Melville, l'éléphant Joyce, on a d'autre ressource que de devenir soi-même éléphant.
(...)
Pas pour Faulkner.
Il est calme après tout, ce regard qui voit l'éléphant de 1931.
(...)
Il est calme, il a écrit Le Bruit et la Fureur, il est le grand rhéteur, l'éléphant.
(...)
La lucky n'en a plus pour longtemps. Cofield déclenche.

Pierre Michon, "L'éléphant", in Corps du roi, Verdier, 2002.

2.11.07

You Asked How (formerly Even Now She Is Turning, Saying Everything I Always Wanted Her to Say)

At the end there were straws
in her glove compartment, I'd split them open
to taste the familiar bitter residue, near the end
I ate all her Percodans, hungry to know
how far they could take me.
A bottle of red wine each night moved her along
as she wrote, I feel too much, again and again.

You asked how and I said, Suicide, and you asked
how and I said, An overdose, and then
she shot herself, and your eyes filled
with wonder, so I added, In the chest, so you
wouldn't think
her face was gone, and it mattered, somehow,
that you knew this. . .

Every year I'm eight years old and the world
is no longer safe. Our phone becomes unlisted, our mail
is kept in a box at the post office,
and my mother tells me always
leave a light on so it seems
someone is home. She finds a cop
for her next boyfriend, his hair
greasy, pushed back with his fingers. He lets me play
with his service revolver while they kiss
on the couch. Cars slowly fill the windows, and I aim,
making the noise with my mouth, in case it's them,
and when his back is hunched over her I aim
between his shoulder blades, silently,
in case it's him.

Nick Flynn, Some Ether, Graywolf Press, 2000.

1.11.07

Philippe le méchant (name-dropping inside)

Le film que se raconte le milieu littéraire français, depuis plus de trente ans, peut d'ailleurs être décrit comme un western classique, sans cesse rejoué, avec, de temps en temps, adjonction de nouveaux acteurs. Il y a un Beau, un Bon, un Vertueux exotique, Le Clezio, et un Méchant, moi. Je m'agite en vain, Le Clézio est souverain et tranquille, il s'éloigne toujours, à la fin, droit sur son cheval, vers le soleil, tandis que je meurs dans un cimetière, la main crispée sur une poignée de dollars que je ne possèderai jamais. Modiano, lui, a un rôle plus trouble : il est à la banque, il avale ses mots, il a eu de grands malheurs dans son enfance, il est très aimé des habitants de cette petite ville culpabilisée de l'Ouest, aimé, mais pas adoré, comme Le Clézio, dont la photo, en posters, occupe les chambres de ces dames. Le Diable, ne l'oubliez pas, c'est moi. Je suis un voleur, un imposteur, un terroriste, un tueur à la gâchette facile, un débauché, un casseur, j'ai des protections haut placées, des hommes et des femmes de main, je sème la peur, je ne crois à rien, j'expierai mes fautes.

Qui d'autre ? Le Révérend et érudit Quignard qui, depusi quelques années, expédie les services religieux funèbres en latin compressé rapide, et les enterrements à la chaîne au cimetière. Dans le film, mes conversations avec Le Révérend dans son Temple prouvent à l'évidence que je suis loin d'être la brute épaisse que croit l'opinion, mais justement, c'est là que mon cas s'aggrave. Nous nous parlons, le Révérend et moi, en grec, en latin, en hébreu, en style médiéval, et parfois même en français. Je pourrais être absous si je me repentais, mais rien à faire, la débauche me ressaisit, je file au Saloon. Là, sous le portrait tutélaire de l'ancienne propriétaire, Marguerite Duras, parmi quelques filles recherchées pour leur esprit (Catherine Millet, Christine Angot, Virginie Despentes), je retrouve les mauvais garçons du lieu, Michel Houellebecq, par exemple, clope au bec et excellent au poker, ou Jonathan Littell, un nouveau venu redoutable qui a fait trembler Chicago.

Les plus anciens se souviennent du mince rabbin Jérôme Lindon, toujours accompagné du strict pasteur Beckett, ère de grande rigueur et de mélancolie profonde, à peine égayée par le numéro de magiciens porno-soft ambulants, Catherine et Alain Robbe-Grillet. On a vu naître ensuite des auteurs talentueux mais plus frivoles, comme Frederic Beigbeder, dit "Neuf Neuf", à cause de ses pistolets flambant neufs, ou Patrick Besson, seul communiste authentique et sentimental de cette époque dominée par les puis de pétrole. D'autres encore, Nabe, Zagdanski, les deux frères ennemis, dont les duels dans la grande rue ont autrefois défrayé la chronique (...). Il faut encore préciser que beaucoup d'émissions de télé se sont déroulées là, en direct, avec des animateurs prestigieux, Bernard Pivot, Thierry Ardisson et tant d'autres, venus tout exprès de Paris dans ce trou perdu du Texas.

Philippe Sollers, Un vrai roman, Plon, 2007

Philippe le modeste

Femmes est un roman plein de portraits et de personnages, mais c'est aussi un rassemblement de mémoire, avec des centaines et des centaines de notes prises sur le terrain pendant plus de dix ans. A propos de la guerre des sexes, de ses impasses, de ses crises, mais en même temps de ses échappées et de ses clairières, je ne vois pas de livre plus informé, multiple, corrosif et léger. Le tournant hautement symptomatique de la deuxième moitié du vingtième siècle est ici décrit dans ses ramifications secrètes et concrètes. On peut en tirer un tableau chimique : les corps féminins négatifs (et pourquoi), les corps positifs (et comment).

Philippe Sollers, Un vrai roman, Plon, 2007

Ecrire

Et puis arrive l'improbable, et je n'y suis pour rien: il devient ce qu'on appelle Flaubert. Il s'enferme, il bouche tous les trous. Dans un même mouvement il fabrique le livre et le masque qui va avec.

(...)

A propos de l'écrivain isolé dans la littérature abstraite, l'homme dans la force de l'âge qui perd sa vie en chicanes grammaticales, en petites sentences littéraires, en minuscules peines ou triomphes d'amour-propre, Chateaubriand a écrit : "Tout cela est bien peu digne d'un homme! N'est-il pas assez dur de ne servir à rien dans l'âge où on peut servir à tout?" Servir, nous le voulons bien. (...) Allons, il ne reste que la prose, le texte qui fait mal et fait jouir de cette douleur, le texte qui tue.

La voiture qui fait le service de Rouen à Yonville, dans Madame Bovary s'appelle L'Hirondelle. Elle a pour cocher le bonhomme Hivert. Le soleil amène la nuit, les fleuves coulent vers leur source, voir clair c'est devenir aveugle. Nous sommes dans l'Apocalypse n'est-ce pas, puisqu'il faut bien que ce monde crève, puisque c'est dans sa tête. Puisque c'est dans la nôtre.

Pierre Michon, Corps du roi, Verdier, 2002

30.10.07

Que ce soit aux rives prochaines

Et encore Madame... Celle-là, une fois veuve. Un jour, j'avais seize ou dix-sept ans et je lui ai dit, comme un collégien, pour l'étonner, ou pour voir si elle me prendrait au sérieux, que c'était par timidité et par faiblesse de caractère, et non par amour, que les femmes étaient fidèles. L'effet, formidable. M'a fait peur. Je crois même qu'elle l'a répété à son mari ; une allusion qu'il m'a semblé qu'il y faisait, peu après. Oh, ça n'était pas une chose à dire. Elle avait dû me traiter en petit garçon, et comme l'idée de l'embrasser ne m'était pas venue... J'aimais mieux...


Valery Larbaud, Amants, heureux amants..., 1921.

28.10.07

Entre consentement à la mort et refus de voir mourir


Nous serons bientôt seuls. Nous cheminons dans la désolation et dans l'angoisse, mais aussi dans une jubilation qui n'appartient qu'à nous. Jamais nous n'avons eu à montrer plus de courage (...) Nous sommes des héritiers sans descendance. Nous sommes seuls. Nous ne sommes pas de vrais pères.

Richard Millet, Désenchantement de la littérature, Gallimard, 2007.

24.10.07

Transmission de pensée


A le voir, on voyait sa vie. Le type qui avait caboté au coup par coup, qui avait surestimé sa malice, avait eu des embellies, s'était dépêché de tout gâcher. Entêtement, échec, entêtement, échec.

(...)

Ce vieux Letton était finalement débonnaire. Et j'étais dans un tel état que j'ai senti qu'il aurait pu, là, sur-le-champ, devenir mon meilleur ami.

Jacques Serena, Sous le néflier, Minuit, 2007.

Resté seul à mourir assis durant cinq, dix minutes. Mes joues, mon front, de la viande froide. Mais en continuant à voir, à entendre. Je pourrais dire la date, l'heure, mais à quoi bon. Les anciens, quand ils parlaient d'un désastre, ne disaient ni lieu ni date, c'était comme toujours le même, qui aurait toujours été là, même quand ça se calmait, qu'on l'oubliait, surtout quand on l'oubliait. Nous retombant dessus, de-ci, de-là, de temps à autre. Pour nous rappeler que le monde dans lequel on saucissonnait était toujours au bord du désastre.

Il aurait fallu simplement me lever et partir, comme ça, sans un mot ni rien. Mais il fallait bien que je prenne deux ou trois affaires. Et, pour ce faire, que je me remette à fonctionner. J'ai attrapé ma fourchette, harponné ma saucisse. Anne était de dos dans la cuisine devant l'évier et les filles sur le divan, de dos aussi. Mais, mine de rien, elles étaient en train de m'épier, je le sentais. Elles auraient été outrées, étant donné les circonstances, de m'entendre manger. Alors que, moralement parlant, j'en avais le droit, je payais les courses, je pouvais parfaitement manger ma saucisse. Anne n'a rien répondu. J'ai reposé ma fourchette avec la saucisse harponnée intacte. Cernés par ces trois silences, ma saucisse et moi étions triviaux.

Jacques Serena, Sous le néflier, Minuit, 2007.

Hymne IV

O mother
what have I left out
O mother
what have I forgotten
O mother
farewell
with Communist Party and broken stocking
farewell
with six dark hairs on the wen of your breast
farewell
with your old dress and a long black beard around the vagina
farewell
with sagging belly
with your fear of Hitler
with your mouth of bad short stories
with your fingers of rotten mandolines
with your arms of fat Paterson porches
with your belly of strikes and smokestacks
with your chin of Trotsky and the Spanish War
with your voice singing for the decaying overbroken workers
with your nose of bad lay with your nose of the smell of the pickles of Newark
with your eyes
with your eyes of Russia
with your eyes of no money
with your eyes of false China
with your eyes of Aunt Elanor
with your eyes of starving India
with your eyes pissing in the park
with your eyes of America taking a fall
with your eyes of your failure at the piano
with your eyes of your relatives in California
with your eyes of Ma Rainey dying in an ambulance
with your eyes of Czechoslovakia attacked by robots
with your eyes going painting class at night in the Bronx
with your eyes of the killer Grandma you see on the horizon from the Fire-Escape
with your eyes running naked out of the apartment screaming into the hall
with your eyes being led away by policemen to an ambulance
with your eyes strapped down on the operating table
with your eyes with the pancreas removed
with your eyes of appendix operation
with your eyes of abortion
with your eyes of ovaries removed
with your eyes of shock
with your eyes of lobotomy
with your eyes of divorce
with youe eyes of stroke
with your eyes alone
with your eyes
with your eyes
with your Death full of Flowers

Allen Ginsberg, Kaddish, 1958.

23.10.07

Donatienne reparut, mourant de soif, dans l'après-midi du lendemain. Le temps avait changé (pluie fine) et Donatienne aussi s'était changée. Cela n'était pas tout de suite perceptible mais, son imperméable tombé, ce qu'elle portait se révéla plus exigu que la veille encore, si court et décolleté que ces adjectifs tendaient cette fois à se confondre, envisageaient de s'installer et vivre à deux dans la même entrée du premier dictionnaire venu.

Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, Minuit, 1995

19.10.07

Tocs

Si Philippe ne m'avait rien dit aujourd'hui, je serais encore à remettre tous les objets que je croise à leur place. Je viens de me lever pour enlever, au sopalin mouillé, les gravillons de la litière de Spouque qui me barrent la route devant la porte d'entrée et la salle de bains. De peur que Philippe et Ernest marchent dessus et les dispersent un peu partout. Voilà du matin au soir de quoi je me tracasse. Moi qui gueulais si fort contre ma mère quand elle remettait en place les franges du tapis de notre chambre. J'ai toujours eu une grande gueule. Je suis aussi tarée ? Il y a aussi les fringues. Dans ma tête je pense à comment les superposer, comment les associer. Je prépare toujours mes vêtements la veille, le matin ce serait trop l'angoisse. Je peux m'habiller n'importe comment, je suis mère au foyer.

(...)

Je prends des gélules jaunes et bleues. Je suis allée voir un psychiatre. Depuis, le ménage passe avant tout. Je ne ressens plus de jalousie, ni dégoût de moi-même, haine envers cetet connasse qui n'arrive à rien sauf que tout soit propre et surtout, surtout, bien à sa place. Je pleure beaucoup moins, je crie moins, je ne me frappe plus la tête ou les cuisses très fort. J'ai beaucoup moins envie de vomir. Les gélules stabilisent. Du matin à 6 heures jusqu'à 15 heures, je m'active. Pour ce foutu appart de merde. En début d'année, je m'étais fixé deux heures de travail par jour, au moins assise devant l'ordinateur. Trop demandé. Je passe mes journées l'aspirateur à portée de main, à remettre en place les objets légèrement déplacés par la vie, je souffle parce que Spouque est encore allée dans la litière et a certainement foutu plein de gravillons partout.

Anne-Catherine Fath, Rude, L'Insulaire, 2007

17.10.07

Fois dix


Victoire, s'éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d'elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse.

Jean Echenoz, Un an, Minuit, 1997.

15.10.07

Fidèle ami


Le bruit des verres me réveille. Ils se cognent les uns contre les autres et contre le plateau. Je me gratte l’arrière de l’oreille. La table est vide, il n’y a plus de bouteilles. Ils vont bientôt s’en aller. Je me place plus près. Ils ne me voient pas. Ou presque pas. Ils ont beaucoup d’odeurs. Rien à manger. Je les regarde par en dessous. Je baille. Il y en a une qui parle fort et d’autres qui font taper leurs mains entre elles. Ils ne me regardent pas. J’écarte les mâchoires et je baille encore une fois. Ils appellent quelqu’un à l’intérieur. Le grand revient vers eux. Il les écoute.

― Fiche !

La ficelle est cachée dans les plantes, le long du mur. Il vient la prendre, il s’en sert pour attacher les objets. Je ne m’en suis pas approché. Malgré tout, il est énervé quand je viens m’asseoir et me fait asseoir plus loin. Ceux qui passent de temps en temps n’ont pas l’air d’accord avec ça. Quand j’en revois certains, en descendant, ils me le confirment par leur attitude. Ils promènent une petite machine autour de moi. Une lumière rouge clignote dessus. Je sens que le sol est moins dur.

― Fifille !

Nous allons à côté. Ils ne veulent pas partir. Il y a des jambes et aussi du tissu. Puis je ne les vois plus. Quand je les retrouve, ils vont vers le haut. Ma place est en bas. Je ne vais pas sur les morceaux de bois. Ils ne reviennent pas. Derrière, les mouvements sont moins rapides. Je commence à connaître des formes plus que d’autres. Je me lève. Un peu plus loin il y a une odeur intéressante. Et presque personne. Je m’approche tout doucement. Un pied arrive dans mon ventre et je crie. C’est un coup avec de la force. Je reçois du liquide chaud et un autre coup de pied.

― Fissa !

C’est peut-être un jeu. Je ne sais pas qui m’appelle. Je retourne marcher sur les galets qui sont glissants. J’entends le bruit de l’eau. Je n’ai pas envie d’y aller. Je vais sur la grande dalle. Elle vibre. Par terre il y a beaucoup de taches mouillées. Ceux qui portent du tissu sur les jambes bougent moins que les autres. Plus je me déplace plus les vibrations son fortes. J’ai un frisson. Sur le bord de la dalle des machines sont empilées. Un tissu blanc est posé sur le côté. Je veux me soulager en dessous.

― File !

Je me rends au dehors, là où je pourrai avoir une place qui est la mienne. Les galets sont terminés et je sens que je me dirige vers l’intérieur. On s’approche de moi. C’est un parfum qui me dit quelque chose. Je suis obligé d’aller plus loin que d’habitude. Je n’y vais pas vite. Là-bas je sens de la nourriture froide. La salive me vient. Du fer glisse par terre et ça sent plus fort. Je passe la langue dessus, je prends un morceau et je commence à manger. Mon ventre va se remplir. Je pense aux coups de pied et je m’écarte du devant. Une main me pousse dans le dos.

― Finis !

13.10.07

Walk The Void


They declared me unfit to live
Said into that great void my soul'd be hurled
They wanted to know why I did what I did
Well Sir I guess there's just a meanness
in this world

Bruce Springsteen, Nebraska (1982).

12.10.07

"Vous ressemblez à Roger Vailland"

Elle sortit par la porte de communication qu'elle laissa ouverte. Epaulard aperçut la cuisine pleine d'éléments de rangement couverts de Formica. La fille fourgonna dans un réfrigérateur de grande capacité, revint avec des cubes de glace dans un bol et un magnum de Perrier. Elle versa à boire dans les trois verres, ajouta deux glaçons par verre et s'assit en face d'Epaulard. Celui-ci la contemplait et la trouvait excitante. Il était excité.

- Vous ressemblez à Roger Vailland, déclara Cash.
Dans l'esprit d'Epaulard, douche froide. Je suis une personne non analysable, pas un personnage, affirme silencieusement son ego (tandis que son id se contente de faire meuh) ; ce n'est pas tellement facile d'affirmer ça, avec la gueule que je me paye, et avec ma carrière, militant tourné canaille, ancien tueur, j'ai vécu, cinquante ans bien passés, dix-huit mois qu'il n'avait pas touché à une fille et le pire c'est que le besoin ne s'en faisait pas sentir jusqu'à présent. Il se remémora une prostituée cubaine inventive et rougit idiotement. Il écrase sa Française à petits coups rageurs, la frotta pour l'éteindre au fond du cendrier Martini blanc et or, en sortir une autre et l'alluma aussitôt.

- Pas de littérature, je vous prie, dit-il.
- Vous n'aimez pas Roger Vailland
- Si, un peu.
- Vous l'avez connu ?
- Non. Parlons d'autre chose, je vous prie. La littérature n'est pas intéréssante.

Jean-Patrick Manchette, Nada, Gallimard, 1972

11.10.07

Le Havre

Les livres sont ces ombres des champs. J'étais cet enfant précipité sous la forme de cet échange silencieux avec le langage qui manque. Je fus ce guet silencieux. Je devins ce silence, cet enfant "en retenue" dans le mot absent sous forme de silence. Cette dépression d'enfant eut lieu après que nous démenageâmes au Havre (...) L'oubli est initial. C'est l'amnésie propre à l'enfance. Pour redoubler la difficulté de cette désaffection, cette amnésie initiale elle-même est double. Deux amnésies errent en nous : l'origine et l'enfance.


Pascal Quignard, "Petit traité sur Méduse",
in Le nom sur le bout de la langue, P.O.L, 1993.

10.10.07

When I was arrested, I was dressed in black

Early one mornin' while makin' the rounds
I took a shot of cocaine and I shot my woman down
I went right home and I went to bed
I stuck that lovin' .44 beneath my head

Got up next mornin' and I grabbed that gun
Took a shot of cocaine and away I run
Made a good run but I ran too slow
They overtook me down in Juarez, Mexico

Late in the hot joints takin' the pills
In walked the sheriff from Jericho Hill
He said Willy Lee your name is not Jack Brown
You're the dirty heck that shot your woman down

Said yes, oh yes my name is Willy Lee
If you've got the warrant just a-read it to me
Shot her down because she made me sore
I thought I was her daddy but she had five more

When I was arrested I was dressed in black
They put me on a train and they took me back
Had no friend for to go my bail
They slapped my dried up carcass in that county jail

Early next mornin' bout a half past nine
I spied the sheriff coming down the line
Ah, and he coughed as he cleared his throat
He said come on you dirty heck into that district court

Into the courtroom my trial began
Where I was handled by twelve honest men
Just before the jury started out
I saw the little judge commence to look about

In about five minutes in walked the man
Holding the verdict in his right hand
The verdict read murder in the first degree
I hollered Lawdy Lawdy, have a mercy on me

The judge he smiled as he picked up his pen
99 years in the Folsom pen
99 years underneath that ground
I can't forget the day I shot that bad bitch down

Come on you've gotta listen unto me
Lay off that whiskey and let that cocaine be

TJ Arnall, 1958.


9.10.07

Elle regardait Carter assis dans le living-room et tout ce qu'elle trouvait à dire c'était qu'il avait pris du poids. La chemise de travail bleue qu'il portait tirait à l'endroit des boutons. Il pesait sans doute déjà ce poids-là quand il était parti, mais elle ne le remarquait que maintenant parce qu'elle ne l'avait pas vu alors.
"Tu vas rester ici ?" demanda-t-elle
Il frotta ses jointures contre son menton mal rasé.
"J'ai toutes mes affaires ici, non ?"
Maria alla s'asseoir en face de lui. Elle avait envie d'une cigarette mais il n'y en avait pas sur la table et cela lui paraissait frivole de se lever pour en prendre une. Quand Carter disait qu'il avait toutes ses affaires dans la maison, ça ne lui semblait pas tout à fait concluant, ça ne repondait pas à la question. Très souvent, avec Carter, elle avait l'impression d'être Ingrid Bergman dans Gaslight - encore une pensée frivole.
"Je veux dire, je croyais que nous étions en quelque sorte séparés"
Ca ne sonnait pas très bien non plus.
"Si c'est comme ça que tu veux voir les choses.
- Ca n'était pas moi. Enfin, était-ce moi ?
- Jamais, Maria. Ca n'est jamais toi."
Il y eut un silence. Quelque chose de réel était en train de se passer : en fait, il s'agissait de sa vie. Si elle pouvait se rappeler ça, elle parviendrait à jouer son rôle jusqu'au bout, à faire ce qu'il fallait, en quoi que cela consistât.

Joan Didion, Maria avec et sans rien (Play it as it lays), Robert Laffont, Pavillons Poche, 2007 (édition orginale : Farrar, Straus & Giroux, Inc., 1970)

8.10.07

La mort viendra et elle aura tes yeux

La mort viendra et elle aura tes yeux
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu'au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets




PAVESE Cesare, "La mort viendra et elle aura tes yeux", Éditions Poésie Gallimard, 1979

Poème retrouvé, manuscrit par moi même sur un cahier de notes de lectures d'adolescent. Souvenirs de la vie avant Internet.

5.10.07

(...) Je rayai les emprunts. Il restait quatre misérables phrases. Je les recopiai sur une page vierge. Ce que j'avais écrit de personnel était de la merde, sans plus. Je le biffai et il ne resta plus rien du tout.
C'était probablement comme ça que fonctionnait l'écriture. On se mettait dans un état d'euphorie, et une fois l'ivresse passée on se retrouvait vide et creux, et on rejetait tout ce qu'on avait produit. Rien d'étonnant, peut-être, à ce que les écrivains y laissent leur peau avant l'âge. (...)

Sture Dahlström, Je pense souvent à Louis-Ferdinand Céline, Le Serpent à Plumes, 2006. (pour la trad. française)

Se méfier des non-buveurs

Une enquête est menée au lycée sur la consommation de drogue et d'alcool.

Est ce que vous buvez :
a) pour accompagner les autres
b) par goût
c) aux repas
d) pour vous soûler

Je réponds d), sans hésitation : je bois pour me soûler.
J'aime ça, et je ne suis vraiment moi-même que quand je ne suis plus tout à fait moi-même. A dix-sept ans, il m'arrive de boire avec ma mère, qui parfois me montre le proverbe inscrit sur un bout de papier rangé dans son porte-monnaie - "Il faut se méfier des non-buveurs". Ils cachent quelque chose, un terrible secret qui risque de leur échapper s'ils se soûlent. En buvant ensemble, nous apportons la preuve que nous n'avons rien à cacher.

Nick Flynn, Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie, Gallimard, 2006

Voir au delà du jeu

Chacun parle, les témoignages fusent, les expériences se succèdent, chacun applaudit celui qui vient de parler, chacun sent son taux de testostérone monter, son acuité devenir précise et tranchante, chacun se sent presque déjà en fonction dans un poste important, c'est une question de secondes. Les multinationales les attendent. Chacun rêve de ficus, de son ficus. Chacun transpire parce que c'est un sport de combat, de ténacité. Chacun évacue d'un revers de la main toute pensée parasite, se focalise, explique son projet professionnel, scande ses atouts, ses forces, montre comment les faiblesses ont été mutées en forces. Darius écoute, attentif. Une énergie se dégage dans la pièce, chacun s'en imprègne, chacun est grisé, le paperboard se remplit de leurs écritures au marqueur, chacun choisit sa couleur, souligne, appuie fort sur le marqueur, chacun y résume en un mot son message. Force. Conviction. Persusasion. Détermination. Foncer. Arriver. Percer. Puiser en soi. Devancer. Accrocher. Première impression. Forcer. Foncer (souligné). SIgner. Contrat.

A son tour, Darius se lève, chacun écoute Darius, c'est le moment du message de Darius, du partage de la vision de Darius. Darius en position. Chacun attend, positif, fonceur, attend de nouveaux mots à se rentrer dans le corps, de nouvelles amphétamines pour gonfler l'énergie ambiante, pour décupler les forces tous ensemble. Sultier lui lance un regard encourageant, et Darius marque un silence, un petit suspens. Darius, calme, souriant, détendu, dit que lui ça va, qu'il se sent bien, qu'il n'a finalement pas envie de replonger directement dans la course du travail, pas envie de reprendre du service comme fourmi du monde moderne. Les visages sont figés, les cous soudains serrés dans les cols-cravates. Chacun s'interroge, personne ne comprend Darius, ce que Darius a dit, ce que Darius veut dire. Chacun comprend pourtant que quelque chose a déraillé dans la machine. Darius continue, explique, dit qu'il a plus envie d'explorer des projets personnels sans pour autant dire plus sur ces projets.

(...)
Darius dit que ce qui compte n'est pas de jouer les règles du jeu mais de voir au delà du jeu. Voir au delà du jeu, voilà. Voilà, c'est tout.

Charly Delwart, Circuit, Seuil, Fiction & Cie, 2007

30.9.07

L'instant ordinaire

La vie change vite.
La vie change dans l'instant.
On s'apprête à dîner et la vie telle qu'on la connait s'arrête.
La question de l'apitoiement.

Tels étaient les premiers mots que j'avais écris après l'événement. Le document Microsoft Word ("Notes sur changement.doc") est daté du "20 mai 2004, 23h11", mais sans doute l'ai-je simplement ouvert ce jour-là puis sauvegardé par reflexe avant de le refermer. Je n'avais apporté aucune modification à ce document, ni en mai, ni depuis que j'avais écrit ces mots en janvier 2004, deux ou trois jours après les faits.
Pendant longtemps je n'ai rien écrit d'autre.

La vie change dans l'instant.
L'instant ordinaire.
A un moment, afin de me rappeler ce qui semblait le plus frappant dans ce qui était arrivé, j'ai songé à ajouter ces mots : "l'instant ordinaire". J'ai tout de suite vu qu'il serait inutile d'ajouter le mot "ordinaire", parce que de toute façon je ne l'oublierais pas : il ne quittait jamais mon esprit. C'était même le côté ordinaire de tout ce qui avait précédé l'événement qui m'empêchait de croire pour de bon qu'il avait eu lieu, de l'absorber, de le digérer, de le surmonter. Je me rends compte à présent qu'il n'y avait là rien d'étrange : confrontés à un désastre soudain, nous nous étonnons tous de la banalité des circonstances dans lesquelles l'impensable se produit, le ciel bleu limpide d'où tombe l'avion, l'innocent trajet qui se termine dans le fossé, la voiture en flammes, les balançoires où les enfants jouent comme d'habitude au moment où la vipère surgit du lierre. "Il rentrait à la maison après le travail - heureux, belle carrière, en pleine forme - et puis plus rien, disparu", ai-je lu dans le récit d'une infirmière en psychatrie dont le mari était mort dans un accident de la route. En 1966, j'ai eu l'occasion d'interviewer de nombreuses personnes qui vivaient à Honolulu au moment de Pearl Harbor ; toutes sans exception, pour me raconter ce 7 décembre 1941, commencèrent par dire que c'était "un dimanche matin comme les autres".
"C'était une belle journée de septembre comem les autres", disent aujourd'hui encore les New-Yorkais à qui l'on demande de décrire le matin où le vol 11 d'American Airlines et le vol 175 d'United Airlines furent précipités contre les tours du World Trade Center. Même le rapport de la Commision d'enquête sur le 11 septembre s'ouvrait sur cette remarque, lourde de pressentiment mais aussi de stupéfaction : "Le mardi 11 septembre 2001 s'annonçait comme une belle journée, presque sans nuages, sur la côte Est des Etats-Unis."

Joan Didion, L'année de la pensée magique (The year of magical thinking), Grasset, 2007

24.9.07

Intraduisible


"That that grins at you that thing through them"


William Faulkner, The Sound and The Fury, Jonathan Cape & Harrison Smith, 1929.

20.9.07

White Book

J'ai commencé à m'intéresser aux cartes quand j'ai compris qu'elles n'entretenaient que des rapports très lointains avec le réel. Séchés, découpés, compressés, coloriés, annotés, les lieux y sont comme des ailes de papillons dans un album : des trophées à manipuler avec précaution.

(...) Plutôt que de surcharger le dessin et d'en rompre les proportions avec des symboles compliqués, les cartographes laissent parfois certaines zones vierges. C'est particulièrement frappant sur les cartes des villes : l'espace y apparaît irrégulièrement perforé de trous bien nets, comme une boîte de chocolats vidée de ses meilleures pièces.

Qu'y a-t-il dans ces lieux théoriquement vides ? Quels phénomènes ont été jugés trop vagues ou trop complexes pour être représentés sur une carte ? Pourquoi ces occulations suspectes ?

(...) Pendant un an, j'ai donc entrepris d'explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l'Institut géograohique national, qui couvre Paris et sa banlieue. Au cours de cette quête, j'espérais, comme les héros de mes livres d'enfant, mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde.

(...) A peine entamée, mon expédition s'éloignait du chemin tracé : en lieu et place des mystères espérés, je ne trouvais qu'une misère odieuse et anachronique, un bidonville caché aux portes de Paris. C'était le premier d'un long défilé.

(...) Au bout de deux mois, j'avais complètement abandonné l'idée de faire apparaître la moindre parcelle de merveilleux : les blancs des cartes masquaiebt, c'était clair, non pas l'étrange, mais le honteux, l'inacceptable, l'à peine croyable : des familles campant dans la boue en pleine ville et des hommes qui, comme à La Courneuve, sous l'A1, devaient aller arracher aux obstacles des parcours de santé avoisinant des rondins pour alimenter leur feu l'hiver. J'ai donc radicalement changé d'approche, décidant, à rebours de toutes les règles que je m'étais fixées, de m'intéresser au contexte, d'interroger des gens, de consulter des rapports et des spécialistes., bref, d'écrire une sorte de documentaire.

(...) Mais, lorsque j'ai voulu synthétiser toutes les informations rassemblées, les phrases ont refusé de s'agencer en argumentaire : mes textes n'expliquaient rien, ne racontaient aucune histoire, et laissaient même transparaître par endroits une fascination difficile à assumer pour ces existences portées jusqu'à l'extrême public, ces patientes appropriations d'un coin de rue, d'un trottoir, et ces vies dissolues dans le mouvement et le passage.

(...) Laissant en plan mon "documentaire engagé", j'ai recommencé, faute d'autres projets, à me promener. Hanté par les images de taudis et de bidonvilles, j'ai tenté d'aménager la ville : je garnissais de rideaux les gros hublots percés dans le mur qui isole, entre la porte de la Chapelle et la porte de Saint-Ouen, les immeubles des périphériques, puis plaçais sous un petit guéridon couvert d'une nappe et de quelques bibelots achetés aux puces toutes proches. La nuit, je posais de la moquette et du papier peint dans les passages souterrains et fermais les deux extrémités des ruelles avec des rideaux de perles ou de lanières...

Philippe Vasset, Un Livre Blanc, Fayard, 2007
http://www.unsiteblanc.com/

(almost) self promo

Livres à Show
Le Jeudi 27 septembre au Publicis Drugstore (Champs Elysées
, Paris)

Venez vous frotter aux 50 auteurs de la rentrée au publicisdrugstore

Séquences dédicaces, signatures, corners critiques et interviews, tous les favoris, outsiders et révélations de la rentrée 2007 ont rendez vous avec vous au publicisdrugstore
.

Rencontres Signatures Auteurs - Lecteurs de 8h30 à 23h30 Venez rencontrer 50 auteurs de la rentrée Voir le programme complet


Le Grand Débat de 18h à 20h, à la brasserie en partenariat et en direct avec Radio Classique débat animé par Jean-Luc Hees En savoir plus

Le Grand Mix Littéraire de 17h30 à 19h30, au -1 en exclusivité mix audio/musique par DJ Ariel Wizman

Le Corner Critique tout au long de la journée, au -1 et au corner événementiel face à face auteur - journaliste En savoir plus

Les Performances Lecture tout au long de la journée, au corner événementiel un auteur lit, chante, déclame... des extraits de son livre.

Avec la présence de :
PATRICE COHEN-SEAT, STEPHANE FOULKS, ERIC LAURENT, ROBERT ROCHEFORT, ERIC KAYSER, RAPHAELLE VIDALING CATHERINE SERFATY LACRONIERE, JULIE ANDRIEU, NATHALIE MARYAM BARAVIAN, (le vrai) SPIDER MAN, VINCENT DELECROIX, CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT, DAVID FOENKINOS, PHILIPPE GARNIER, CLEMENCE BOULOUQUE, CAMILLE DE TOLEDO, CHARLES DANTZIG, CORINNE MAIER, NATHALIE REIMS, LOLA LAFON, JACQUES ATTALI, MALKA, CHRISTIANE COLLANGE, GERALD MESSADIE, CLAIRE FAY, DIDIER TRONCHET, DANIEL CLARKE, THIERRY SERFATI, ERIC HALPHEN, DOMINIQUE BARBERIS, FRANCOIS BEGAUDEAU, SIMON LIBERATI, CHRISTOPHE DONNER, ERIC REINHARDT, RICHARD MORGIEVE, FREDERIC BEIGBEDER, LYDIE SALVAYRE, SAMUEL BENCHETRIT, JEAN-MARC PARISIS, MAGYD CHERFI, BORIS BERGMAN, FABRICE GAIGNAULT, PATRICK POIVRE D'ARVOR, WOZNIAK & CABU, CORALIE TRINH THI, ALEX D. JESTAIRE, RICHARD ANDRIEUX, LA REVUE BORDEL ...


Plus d'infos : publicisdrugstore.com et myspace.com/livresashow

17.9.07

"Bien vivants"


Les pères se taillent ou se tuent en auto ou ne sortent de tôle que pour y retourner, les mères vous font des frères et de soeurs avec des imbéciles ou des salauds, l'argent file en fast-foods et en piscines gonflables qui lâchent aux premiers beaux jours, seule une grand-mère tient un peu en l'air mais elle est lugubre, puis on va entrer au collège avec des notes de plomb, et grandir avec une si lamentable opinion de soi qu'on risque de devenir une proie facile pour les salauds, les imbéciles.

Jean-Yves Cendrey, Les Jouets vivants, L'Olivier, 2005.

14.9.07

Première sélection Goncourt

(faisons mine de nous intérésser aux prix littéraires)

Olivier Adam, A l'abri de rien (L'Olivier)
Pierre Assouline, Le portrait (Gallimard)

Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck (Stock)

Marie Darrieussecq, Tom est mort (P.O.L.)

Vincent Delecroix, La chaussure sur le toit (Gallimard)

Delphine De Vigan, No et moi (J.C. Lattès)

Michèle Lesbre, Le canapé rouge (Sabine Wespieser)

Clara Dupont-Monod, La passion selon Juette (Grasset)

Yannick Haenel, Cercle (Gallimard)

Gilles Leroy, Alabama Song (Mercure de France)

Amélie Nothomb, Ni d'Eve ni d'Adam (Albin Michel)

Olivier et Patrick Poivre d'Arvor, J'ai tant rêvé de toi (Albin Michel)

Grégoire Polet, Leurs vies éclatantes (Gallimard)

(faisons maintenant comme si nous étions offusqués par l'absence de Regis Jauffret)

6.9.07

L'exercice a été profitable, Monsieur.


C'est par snobisme qu'on a pu, le plus sérieusement du monde, mettre en parallèle Bergman et Cotafavi sur le thème : tous les films naissent égaux, c'est à nous de savoir les comparer. C'était une façon de dire aux autorités culturelles de l'époque : ne nous dites pas où trouver notre bonheur, les bonnes rencontres ne sont pas programmables et l'ingérence chez le voisin est notre droit le plus strict. Les cinéphiles étaient souvent des fous de jazz : ils s'accordaient le droit d'écouter religieusement Charlie Parker comme si c'était du Webern, au grand scandale des experts de la culture noire américaine qui nous reprochaient d'être des petits-bourgeois snobs et de ne pas danser. C'est ça, la culture : un malentendu qui réussit. Le contraire de la culture, c'est le "reçu cinq sur cinq" de la communication en boucle.

Une telle attitude ne confine-t-elle pas aujourd'hui à l'héroïsme pur et simple ?

Oui, et cet héroïsme est lassant. D'autant qu'il vire facilement à de la mauvaise humeur pure et simple. Mais quand je jette au panier avec colère les prospectus "personnalisés" ("cher Monsieur Daney, vous avez gagné"), c'est évidemment parce que je ne prends pas mon parti que les rencontres cible-produit soient désormais programmées par un listing. La salle de cinéma était le lieu de tous les malentendus, de pas mal de mélanges sociaux, de dragues obscures, de révélations intenses et de réelles hypocrisies. Un prodigieux échangeur d'identités et peut-être, comme le disait Guattari, la "seule psychanalyse de masse" du XXe siècle. C'était bien d'être obsessionnel dans un monde hystérique. Mieux que de devenir hystérique dans un monde obsessionnel, ce qui est en train, parfois, de m'arriver.


Serge Daney, "Le Passeur", entretien avec Philippe Roger (janvier 1991), in Devant la recrudescence des vols de sacs à main, cinéma, télévision, information (1988-1991), Aléas, 1997.

4.9.07

Les raisons de créer


"L'artiste se fabrique l'organe qui ne lui a pas poussé"
(Valère Novarina)
"Parce que l'autre, le plus souvent, est injoignable"
(Leos Carax)

Cités par Bertrand Betsch in La tristesse durera toujours, La machine à cailloux, 2007.

1.9.07

"Le passé rend bossu"

Avec le temps, vivre est un vice dont il devient difficile de guérir. Et la peur de se rater ajoute à la panique de l'âge.

Pierre Drachline, L'Île aux sarcasmes, Flammarion, 2007.

28.8.07

Anagrammatical

Qui peut échapper à ce que dit le mot désir ? Ni le vêtement, ni le silence, ni la nuit, ni les fards, ni même les pensées volontaires ne dissimulent tout à fait la honte des fantasmes qui nous affolent. La femme ou l'homme qui implorerait pour son désir implorerait en vain.

Agustina Izquierdo, L'amour pur, P.O.L, 1993.

24.8.07

Note sur les ruses du texte

Toute écriture littéraire - qu'elle soit fictionnelle et romanesque, ou autobiographique (et romanesque encore, ce n'est pas nouveau, voir Les Confessions, de Jean-Jacques Rousseau) - s'emploie à cacher un secret - faute, perte, erreur, échec, deuil, regret, remords, culpabilité, douleur -, bien plus qu'à le dire, bien plus qu'à l'exposer, à le cacher dans les mots, à le perdre, à l'enfouir, à l'ensevelir dans un tombeau profond d'où cela ne ressortira jamais, et dont la trace inversée, le positif issu de ce négatif, la forme heureuse, visible, issue de ce creux malheureux, de ce creuset, de ce moule, sera précisément la sépulture menteuse, le mensonge du petit monument d'écriture. (...)

Pour sauvegarder l'image de sa noblesse et de sa gravité, l'écriture veut faire oublier qu'elle est d'abord un jeu, un de ces jeux solitaires qui invite la multitude anonyme des partenaires invisibles à accepter la règle : la règle du jeu de l'écriture est sa seule vérité, sa matière mensongère, son pacte de dupes. (...)

Tout texte, aussi insignifiant soit-il, aussi mineur, aussi anecdotique, est fragment d'un texte général, et tout fragment d'écriture contient l'écriture tout entière : telle est la règle qui rend possible le jeu de la vérité perdue. Tout texte communique depuis toujours avec tous les autres textes, de toutes les époques, dans toutes les langues, il dialogue avec eux, il les prolonge, il les complète, les conteste, les critique, il leur réplique : il joue avec eux. Et cela se matérialise aujourd'hui - certes de façon encore embryonnaire, mais déjà spectaculaire et mpressionnante - dans le réseau de l'Internet, plus riche, plus ramifié, plus labyrinthique, plus collectif, plus fréquenté, plus partagé, qu'aucune autre construction humaine à ce jour. Tout texte, toute goutte de mots, est instantanément reversé dans l'océan du Texte, auquel il se même sans s'y dissoudre. (...)

La littéraure la plus populaire - celle de ce qu'on appelle les best-sellers -, présente toujours au lecteur une situation de jeu, mais surtout, elle lui révèle presque d'emblée la façon de gagner la partie, lui offrant ainsi la gratification d'avoir ouvert la serrure, d'avoir été supérieur à l'énigme, au secret de l'écriture : c'est que le lecteur d'un best-seller est, de fait, supérieur à son auteur - il l'est déjà numériquement : les millions de lecteurs, apparemment conquis par un auteur, deviennent la foule qui le piétine -, l'auteur a cédé à son lecteur, il lui a préparé sa victoire, il avait d'avance accepté et prévu de lui laisser le dernier mot....

Alain Fleischer, L'Ascenseur, Le Cherche Midi, Août 2007

19.8.07

Iroquois qui déboulent


Une paresse qui ressemble au travail, un travail qui ressemble à la paresse. Coeurs saturés comme l'éponge, mains gonflées comme le roseau. Des tas d'immondices et des masques de l'Empre State, l'Histoire soulève des odeurs frissonnantes comme de la tôle
(...)
New York - Wall Steet - 125th Street - Fifth Avenue

Un fantôme de méduse s'élève d'entre les épaules. Marché d'esclaves de toutes races. Hommes qui vivent comme des plantes dans leurs jardins de verre. Pauvres invisibles, ils se faufilent : poussière dans le tissu de l'espace, spirale de victimes.
(...)
Je répétais ces sentences et maximes, comme font les Arabes, déambulant dans Wall Street, là où coulent des fleuves d'or de toutes les teintes en provenance de leurs sources éloignées. Et j'ai vu parmi eux les fleuves arabes charriant par millions des dépouilles, victimes et offrandes à la Grande Idole, et entre les victimes des marins qui riaient aux éclats en dévalant le long du Chrysler Building pour remonter ensuite aux sources.
(...)
Central Park offre un festin à ses victimes et sous ses arbres paraissent spectres de cadavres et de poignanrds.
(...)
New York + New York = tombeau ou toute chose en provenance du tombeau.
New York - New York = le soleil.


Adonis, Tombeau pour New York

(Waqt bayn al-ramâd wa-l-ward), 1970.

18.8.07

Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas

(...) j’ai vraisemblablement dû dire que cette phrase, à savoir “Auschwitz ne s’explique pas”, est fausse déjà au niveau structurel, puisque ce qui est a toujours une explication, même si cette explication est par nature purement arbitraire, erronée, quelconque, mais c’est un fait qu’un fait a au moins deux existences, l’une factuelle et l’autre, pour ainsi dire, spirituelle, un mode d’existence spirituel qui n’est autre qu’une explication, un amoncellement d’explications, et qui plus est, une surexplication des faits, ce qui revient en fin de compte à les annihiler, ou tout au moins à les brouiller ; cette malheureuse phrase - “Auschwitz ne s’explique pas”- est aussi une explication, elle sert au malheureux auteur à expliquer que nous devons passer Auschwitz sous silence, qu’Aushwitz n’est pas, ou plutôt n’a pas été, car n’est-ce pas, seules les choses qui ne sont pas ou n’ont pas été ne sont pas explicables. Cependant, j’ai sans doute dû dire qu’Auschwitz a été, et donc est, et qu’il y a donc une explication, et qu’il n’y a justement pas d’explication au fait qu’Auschwitz n’a pas été, c’est à dire qu’on ne pourrait pas expliquer qu’Auschwitz n’ait pas été, ne se soit pas produit, qu’un état du monde ne se soit pas réalisé dans le fait nommé “Auschwitz”.
« et cessez enfin de répéter, dis-je vraisemblablement, qu’Auschwitz est le fruit de forces irrationnelles, inconcevables pour la raison, parce que le mal a toujours une explication rationnelle […] en revanche, dis-je vraisemblablement, écoutez-moi bien, ce qui est réellement irrationnel et qui n’a vraiment pas d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire : c’est le bien. »
« Auschwitz, dis-je à ma femme, m’est apparu par la suite comme une exacerbation des vertus qu’on m’inculquait depuis ma prime jeunesse. Oui, c’est alors, durant mon enfance, durant mon éducation qu’a commencé mon impardonnable anéantissement, ma survie jamais survécue… »

Imre Kertez - Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas - Actes Sud - 1995

Par exemple, j'ai rencontré un rhinocéros.

A partir de là, il y eut quelques scènes étranges. Par exemple, j'ai rencontré un rhinocéros. C'était sur la Budapester Strasse, juste en face de l'église du Souvenir. J'étais adossé contre une grille, je fumais une Kool. Il étaity dix heures du matin, mais c'était encore presque la nuit, comme si l'on avait éteint le ciel, et que la lumière avait disparu vers une autre époque. Le menthol enrobait bien ma gorge, mais je fumais à petites bouffées, car le front me cognait. Si j'avalais trop de fumée, c'était de nouveau la migraine. Dans les feuillages des sapins derrière moi, il y avait des bruits de feuilles. Je me suis retourné. A travers la grille, à quelques mètres de moi, il y avait un rhinocéros. Deux types en train de lessiver un rhinocéros, perchés sur des tabourets. Tandis que l'un frottait le dos de l'animal avec un balai-serpillère et lui moussait la carcasse, l'autre, avec une perche, lui enfournait d'énormes ballots de paille dans la gueule. Les arbres formaient autour du rhinocéros un tas noir de feuilles pourries. J'ai pensé à Anna Livia. Le rhinocéros était comme elle : une apparition de vie qui vous secoue - un diamant soudain. J'ai souri à cette comparaison. Ce soir, me disais-je, je lui dirai au téléphone qu'un rhinocéros m'avait fait penser à elle.

Yannick Haenel, Cercle, Gallimard, L'Infini, à paraître.

Contre les Poètes


"Pourquoi est-ce que je n'aime pas la Poésie pure ?
Oui, pourquoi ? Mais pour la simple et même raison qui fait que je déteste le sucre à l'état pur ! A quoi nous sert le sucre ? Mais à sucrer notre café, et l'on ne saurait vraiment le manger à pleines cuillerées comme une quelconque semoule... Ce qui lasse dans la Poésie pure, c'est l'excés de poésie, oui, la pléthore de paroles poétiques, de métaphores, de sublimation - bref, l'excés de condensation - qui épurent ces textes de tout élément anti-poétique et dont l'accumulation fait finalement ressembler le poème à un produit chimique.

(...) Et voilà ! ce qui ne voulait être qu'un envol momentané de la prose est devenue programme, système, profession, métier, et l'on devient aujourd'hui poète comme on est ingénieur ou médecin."
Witold Gombrowicz

"Gombrowicz nous livre les clés de son esthétique et réfléchit sur la condition humaine. Des pages splendides, émouvantes, sur la douleur nécessaire à la vie, le temps qu'il faut combattre, l'homme prisonnier des reflets de lui-même que lui renvoie autrui, font de ces textes - pour la plupart inédits et introuvables - le témoignage du dernier clown tragique, du dernier grand humaniste du XX° siècle."
Manuel Carcassonne & Christophe Gias


Witold Gombrowicz - Contre les Poètes - Editions Complexe - Le Regard Littéraire - 1988
Préface de Manuel Carcassonne & Christophe Gias


17.8.07

TOU–TOUTE DERNIÈRE FOIS

La dernière fois que j'ai envoyé un truc à la NRV, c'était pour le tout dernier numéro de la NRV. Maintenant, me voilà de nouveau à envoyer un truc à la NRV. Alors ça m'a donné l'idée géniale, c'est peu dire, d'écrire un texte sur les dernières fois. Toutes les sortes de dernières fois, les vraies et les fausses, en vrac, ce que je ne referai jamais et ce que je referai la prochaine fois. C'est pour lutter contre la mort.

La dernière fois que j'ai touché un mouton, c'était en 75 à Combloux, un village de Haute-Savoie. Et encore, je l'ai à peine touché : j'étais paralysé de peur à cause de l'air sournois et menaçant qu'a le mouton.
La dernière fois que j'ai été hospitalisé, c'était en 81 à la clinique de Chilly-Mazarin, juste avant mon bac "français", pour une torsion de testicule.
La dernière fois que j'ai joué dans un film, c'était dans Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde, de Franssou Prenant, et le jour du tournage de mon unique plan j'avais la gueule de bois : je suis très moche.
La dernière fois que je me suis vu chauve, c'était pendant l'hiver 98 en Normandie et je me suis dit que finalement j'aimais bien mes cheveux. Bruns, bouclés, souples. Soyeux.
La dernière fois que j'ai vu Pierre Joxe, il mangeait du canard.
La dernière fois que j'ai vu Beigbeder, il déclamait un texte debout sur une table, dans un petit bar de la rue Monge, l'air timide et saoul.
Ah non. La dernière fois que j'ai vu Beigbeder, il jouait les vedettes décontractées au Flore. Il s'est moqué de moi devant tout le monde parce que, par réflexe, j'avais fait le signe "on s'appelle" avec ma main près de ma tête, le pouce et le petit doigt tendu. Pour mimer un téléphone. C'est rien, ça ne m'a pas blessé.
La dernière fois que j'ai pleuré, c'était devant la télé (je regardais un machin sportif, je ne sais plus lequel). C'était avant l'histoire de Beigbeder au Flore – car sous des dehors émotifs, je suis coriace.
La dernière fois que j'ai baisé avec une fille qui ne s'appelait pas Anne-Catherine Fath, c'était au début du mois de juin 98, près de Toulouse, avec une prof de maths qui aimait mon premier livre.
La dernière fois que j'ai donné un puissant coup de poing à quelqu'un, c'était à l'enculé de sa mère qui a dit que je sais même pas c'est quoi un clitoris. Je ne le regrette pas.
La dernière fois que j'ai marché dans une forêt, c'était en Alsace, près de chez Anne-Catherine, dans la forêt où elle emmenait les mecs pour les embrasser. Je n'étais pas à l'aise, il me semblait voir des animaux cachés partout.
La dernière fois que j'ai mangé du canard, c'était en Normandie, au mois de mars. C'est aussi la dernière fois que Pierre Joxe m'a vu, mais il n'a pas remarqué que je mangeais la même chose que lui et donc n'a pas essayé d'engager la conversation avec moi (c'était pourtant facile, vous aussi vous aimez le canard, etc...)
La dernière fois que j'ai écrit un livre, c'était au début de l'année à Veules-les-Roses. Ça s'appellera probablement Le Camion jaune, ou peut-être La Grande à bouche molle, ça sortira en janvier 2001 chez Julliard et on pourra l'acheter en masse.
La dernière fois que j'ai marqué 30 points dans un match de basket, adulé par tout un gymnase, c'était le lendemain du jour où Marie Myriam a gagné l'Eurovision haut la main. Je me sens très proche d'elle, en tant que basketteur, car depuis nous avons suivi à peu près le même chemin.
La dernière fois que je suis monté à cheval, j'avais neuf ans et j'ai fait une chute mortelle. Je n'ai contrecarré les projets du destin que grâce à un sens instinctif du coup de reins en l'air (un peu à la manière des chats) et m'en suis sorti avec un bras cassé, ce qui n'est pas grave. (Aujourd'hui, j'ai gardé cette faculté de me retourner avant de toucher le sol, quand je tombe de deux ou trois mètres.)
La dernière fois que j'ai eu peur, c'était le mois dernier dans un bar. Un géant yougoslave, au visage coupé en deux par une cicatrice artisanale, s'est trompé de verre et a bu dans le mien. Pour rire (car j'aime à rire), j'ai joué l'outré et lui ai demandé s'il voulait sortir pour qu'on s'explique. Etant donné nos corpulences et tempéraments respectifs, je ne courais aucun risque : il ne pouvait pas me prendre au sérieux. Mais si. Il m'a traîné jusqu'au trottoir et m'a enfoncé le canon d'un gros revolver noir dans le ventre (mou).
La dernière fois que je me suis endormi avec un livre dans les mains, c'était la semaine dernière. La Maladie de Sachs m'a réveillé en sursaut en s'écrasant au pied du lit, sur le parquet. ("Quoi, qu'est-ce qui se passe ?")
La dernière fois que j'ai abattu un ours avec un fusil, c'était une ou deux secondes avant qu'un arbre immense et exotique ne s'effondre sur la maison de mes parents, qui se trouvait bizarrement en Asie. ("Quoi, qu'est-ce qui se passe ?")
La dernière fois qu'on m'a mis sous les verrous, j'ai pissé par terre dans la cellule. Pris de panique, c'est tout ce que j'ai trouvé pour montrer à mes tortionnaires que je ne supportais pas l'enfermement.
La dernière fois que j'ai fumé un pétard, c'était pendant l'hiver 98, en Normandie. J'étais chauve, et tellement cafardeux que je n'arrivais plus à bouger de ma chaise. Tout autour me semblait lourd et sombre, inutile et triste. Alors que normalement non. Ce n'est pas demain qu'on me reprendra à fumer un pétard.
La dernière fois que j'ai montré mes jambes en public, c'était pendant l'été 88 à la piscine Champerret. Je ne sais pas pourquoi, avec mes jambes exhibées aux yeux de tous, je me suis trouvé ridicule.
La dernière fois que je me suis senti rabaissé, c'était au salon du livre de Nancy. Le libraire qui s'occupait du stand où je signais s'est approché furax de mon attachée de presse, qui se tenait à côté de moi, et a beuglé en me montrant du doigt : "Ils n'avaient rien de mieux que ça à m'envoyer, chez Julliard ?"
La dernière fois qu'on a tenté de me tuer, c'était pendant l'été 98 à New York, trois ou quatre heures après cette photo (que j'ai prise vers 21h, avant de sortir). On revenait d'un restaurant italien et d'un moment au bar du coin de la rue. Dans un accès de démence, Anne-Catherine a réussi je ne sais comment à me projeter sur le lino de la chambre et a essayé de me supprimer par strangulation.
La dernière fois que j'ai pris une cuite, c'était avant-hier au Saxo Bar, en buvant de la bière et du whisky. Tout autour me semblait clair et léger, émouvant et rare. Ensuite je suis rentré à la maison un grec à la main, je l'ai mangé et j'ai regardé La Chaîne Météo pendant trois heures.
Et la dernière fois, la toute dernière fois que j'ai écrit un mot sans avoir d'enfant, du moins un mot publié, sans être père, la dernière fois de ma vie que j'ai écrit un mot en jeune homme sans suite, c'était maintenant.

Philippe Jaenada, Revue NRV, 2000


Dirt Nasty

- Sup Bitch ?
- Looking for a good time ?
- My dick is looking for a good time, how much for a blowjob ?
- 40 bucks
- You take cash ?
- No, food stamps, stupid



Dirt Nasty & Mickey Avalon "Too Sexy"

http://www.myspace.com/dirtnasty

16.8.07

Au grand jamais


Il ne faut jamais se couper de l'humanité, car on risque dans l'éloignement de lui trouver des circonstances atténuantes.

Albert Cossery,
Un complot de saltimbanques, 1973.

13.8.07

Générations


" (…) il m'est revenu à l'esprit que j'avais dit à la Persane, au cours d'une de nos promenades dans la forêt de mélèzes, que, de nos jours, tant de jeunes se suicident, et que la société dans laquelle ces jeunes sont forcés de vivre ne comprend absolument pas pourquoi, et il m'est revenu aussi que, sans transition, et avec toute la brusquerie dont j'étais capable, j'avais demandé à la Persane si elle-même se tuerait un jour. Sur quoi elle s'était contentée de rire et elle avait dit Oui."
Thomas Bernhard, Oui (Ja), 1978.

"Bien qu'il se fût vu obligé, parfois, de tirer sur des gens, mon père était un homme sans malice, gai et sensible de nature. Il m'aimait beaucoup et espérait me voir réussir là où il avait échoué dans la vie."
Viktor Pelevine, Omon Ra, 1992.

"Si l'on doit interdire aux jeunes de s'attaquer aux plus vieux, alors ils n'ont plus qu'à rester assis en silence pour toujours."
J.M. Coetzee, "He and His Man" – Nobel Lecture, 2003.