17.8.07

TOU–TOUTE DERNIÈRE FOIS

La dernière fois que j'ai envoyé un truc à la NRV, c'était pour le tout dernier numéro de la NRV. Maintenant, me voilà de nouveau à envoyer un truc à la NRV. Alors ça m'a donné l'idée géniale, c'est peu dire, d'écrire un texte sur les dernières fois. Toutes les sortes de dernières fois, les vraies et les fausses, en vrac, ce que je ne referai jamais et ce que je referai la prochaine fois. C'est pour lutter contre la mort.

La dernière fois que j'ai touché un mouton, c'était en 75 à Combloux, un village de Haute-Savoie. Et encore, je l'ai à peine touché : j'étais paralysé de peur à cause de l'air sournois et menaçant qu'a le mouton.
La dernière fois que j'ai été hospitalisé, c'était en 81 à la clinique de Chilly-Mazarin, juste avant mon bac "français", pour une torsion de testicule.
La dernière fois que j'ai joué dans un film, c'était dans Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde, de Franssou Prenant, et le jour du tournage de mon unique plan j'avais la gueule de bois : je suis très moche.
La dernière fois que je me suis vu chauve, c'était pendant l'hiver 98 en Normandie et je me suis dit que finalement j'aimais bien mes cheveux. Bruns, bouclés, souples. Soyeux.
La dernière fois que j'ai vu Pierre Joxe, il mangeait du canard.
La dernière fois que j'ai vu Beigbeder, il déclamait un texte debout sur une table, dans un petit bar de la rue Monge, l'air timide et saoul.
Ah non. La dernière fois que j'ai vu Beigbeder, il jouait les vedettes décontractées au Flore. Il s'est moqué de moi devant tout le monde parce que, par réflexe, j'avais fait le signe "on s'appelle" avec ma main près de ma tête, le pouce et le petit doigt tendu. Pour mimer un téléphone. C'est rien, ça ne m'a pas blessé.
La dernière fois que j'ai pleuré, c'était devant la télé (je regardais un machin sportif, je ne sais plus lequel). C'était avant l'histoire de Beigbeder au Flore – car sous des dehors émotifs, je suis coriace.
La dernière fois que j'ai baisé avec une fille qui ne s'appelait pas Anne-Catherine Fath, c'était au début du mois de juin 98, près de Toulouse, avec une prof de maths qui aimait mon premier livre.
La dernière fois que j'ai donné un puissant coup de poing à quelqu'un, c'était à l'enculé de sa mère qui a dit que je sais même pas c'est quoi un clitoris. Je ne le regrette pas.
La dernière fois que j'ai marché dans une forêt, c'était en Alsace, près de chez Anne-Catherine, dans la forêt où elle emmenait les mecs pour les embrasser. Je n'étais pas à l'aise, il me semblait voir des animaux cachés partout.
La dernière fois que j'ai mangé du canard, c'était en Normandie, au mois de mars. C'est aussi la dernière fois que Pierre Joxe m'a vu, mais il n'a pas remarqué que je mangeais la même chose que lui et donc n'a pas essayé d'engager la conversation avec moi (c'était pourtant facile, vous aussi vous aimez le canard, etc...)
La dernière fois que j'ai écrit un livre, c'était au début de l'année à Veules-les-Roses. Ça s'appellera probablement Le Camion jaune, ou peut-être La Grande à bouche molle, ça sortira en janvier 2001 chez Julliard et on pourra l'acheter en masse.
La dernière fois que j'ai marqué 30 points dans un match de basket, adulé par tout un gymnase, c'était le lendemain du jour où Marie Myriam a gagné l'Eurovision haut la main. Je me sens très proche d'elle, en tant que basketteur, car depuis nous avons suivi à peu près le même chemin.
La dernière fois que je suis monté à cheval, j'avais neuf ans et j'ai fait une chute mortelle. Je n'ai contrecarré les projets du destin que grâce à un sens instinctif du coup de reins en l'air (un peu à la manière des chats) et m'en suis sorti avec un bras cassé, ce qui n'est pas grave. (Aujourd'hui, j'ai gardé cette faculté de me retourner avant de toucher le sol, quand je tombe de deux ou trois mètres.)
La dernière fois que j'ai eu peur, c'était le mois dernier dans un bar. Un géant yougoslave, au visage coupé en deux par une cicatrice artisanale, s'est trompé de verre et a bu dans le mien. Pour rire (car j'aime à rire), j'ai joué l'outré et lui ai demandé s'il voulait sortir pour qu'on s'explique. Etant donné nos corpulences et tempéraments respectifs, je ne courais aucun risque : il ne pouvait pas me prendre au sérieux. Mais si. Il m'a traîné jusqu'au trottoir et m'a enfoncé le canon d'un gros revolver noir dans le ventre (mou).
La dernière fois que je me suis endormi avec un livre dans les mains, c'était la semaine dernière. La Maladie de Sachs m'a réveillé en sursaut en s'écrasant au pied du lit, sur le parquet. ("Quoi, qu'est-ce qui se passe ?")
La dernière fois que j'ai abattu un ours avec un fusil, c'était une ou deux secondes avant qu'un arbre immense et exotique ne s'effondre sur la maison de mes parents, qui se trouvait bizarrement en Asie. ("Quoi, qu'est-ce qui se passe ?")
La dernière fois qu'on m'a mis sous les verrous, j'ai pissé par terre dans la cellule. Pris de panique, c'est tout ce que j'ai trouvé pour montrer à mes tortionnaires que je ne supportais pas l'enfermement.
La dernière fois que j'ai fumé un pétard, c'était pendant l'hiver 98, en Normandie. J'étais chauve, et tellement cafardeux que je n'arrivais plus à bouger de ma chaise. Tout autour me semblait lourd et sombre, inutile et triste. Alors que normalement non. Ce n'est pas demain qu'on me reprendra à fumer un pétard.
La dernière fois que j'ai montré mes jambes en public, c'était pendant l'été 88 à la piscine Champerret. Je ne sais pas pourquoi, avec mes jambes exhibées aux yeux de tous, je me suis trouvé ridicule.
La dernière fois que je me suis senti rabaissé, c'était au salon du livre de Nancy. Le libraire qui s'occupait du stand où je signais s'est approché furax de mon attachée de presse, qui se tenait à côté de moi, et a beuglé en me montrant du doigt : "Ils n'avaient rien de mieux que ça à m'envoyer, chez Julliard ?"
La dernière fois qu'on a tenté de me tuer, c'était pendant l'été 98 à New York, trois ou quatre heures après cette photo (que j'ai prise vers 21h, avant de sortir). On revenait d'un restaurant italien et d'un moment au bar du coin de la rue. Dans un accès de démence, Anne-Catherine a réussi je ne sais comment à me projeter sur le lino de la chambre et a essayé de me supprimer par strangulation.
La dernière fois que j'ai pris une cuite, c'était avant-hier au Saxo Bar, en buvant de la bière et du whisky. Tout autour me semblait clair et léger, émouvant et rare. Ensuite je suis rentré à la maison un grec à la main, je l'ai mangé et j'ai regardé La Chaîne Météo pendant trois heures.
Et la dernière fois, la toute dernière fois que j'ai écrit un mot sans avoir d'enfant, du moins un mot publié, sans être père, la dernière fois de ma vie que j'ai écrit un mot en jeune homme sans suite, c'était maintenant.

Philippe Jaenada, Revue NRV, 2000


2 commentaires:

Christian a dit…

Je ne connais pas ce Philippe Jaenada. J'aime cette écriture simple. Comme une incarnation vivante de la célèbre et convenue formule «L'humour est la politesse du désespoir»..

Damien a dit…

Je te conseille de te procurer son premier roman, Le Chameau Sauvage. C'est assez jubilatoire.
Jaenada fait de l'autofiction rigolote. Tous ses ligres méritent d'être lus.