Mes parents m'ont dit qu'au long de ma vie j'allais gagner et perdre beaucoup de choses. Je ne devais pas m'en inquiéter : le monde serait toujours là, au-dehors.
María José Ferrada, Kramp, Quidam, 2023 (trad. Marianne Millon).
~ Billets & pièces de choix ~
Mes parents m'ont dit qu'au long de ma vie j'allais gagner et perdre beaucoup de choses. Je ne devais pas m'en inquiéter : le monde serait toujours là, au-dehors.
María José Ferrada, Kramp, Quidam, 2023 (trad. Marianne Millon).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Elle eut de la chance, la blessure ne s'infecta pas. On lui arrosa la plaie d'eau-de-vie, on lui fit un cataplasme de pétales de lys macérés dans la même eau-de-vie. Il ne fit aucun doute pour Marie Maurier que c'était la blancheur royale des lys et non l'eau-de-vie qui combattit l'immonde sanie et sauva sa main. Sans compter, plus secrètement, les prières qu'elle adressa à Jésus dont les mains avaient été si cruellement meurtries.
Maryline Desbiolles, Il n'y aura pas de sang versé, Sabine Wespieser, 2023.
L'indélicatesse est pour ainsi dire inscrite dans nos gènes. Nous piétinons par mégarde, sans nous en rendre compte, les états d'âme, le vécu des autres comme autant d'insectes sous nos pieds. Même notre empathie, notre charité peut être entachée d'inélégance. Petit déjà, je pressentais cette indélicatesse universelle. Je trouvais que les adultes étaient tous plus ou moins des lourdauds, des goujats qui ne comprenaient pas grand-chose à ce que ressentaient les enfants. J'avais l'intuition que malgré les apparences, certains d'entre eux étaient pires que les morveux qui me lançaient des pierres.
Erik Martiny, L'Indélicatesse, Le Passage, 2023.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Derrière elle défilaient, seconde après seconde, de vastes pans du paysage rural non éclairé, apparaissaient et disparaissaient des kilomètres de lieux inconnus où des gens vivaient des vies inconnues, mais en la regardant toujours sans la quitter des yeux tandis qu'elle lui rendait son regard, il avait l'impression qu'ils étaient perdus ensemble dans cette nuit sans repères à travers laquelle se précipitait le train et que ces distances immenses étaient ramenées à l'intervalle minuscule qui les séparait, comme si le lointain et le proche s'étaient comprimés en un seul espace.
Anuk Arudpragasam, Un passage vers le Nord, Le Bruit du monde, 2023 (trad. Dominique Vitalyos).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
La ville du vingtième siècle ne sera pas une féerie à la Jules Verne mais un moulage en plâtre de la vie, comme on en fait avec les corps de Pompéi.
(...)
Mon idée (...) avait été d'inventer (...) un architecte unique (...) comme une coupole ou comme une pieuvre (....) à la tête (...) tombant à la renverse dans cette extase psychédélique appelée vingtième siècle.
(...)
Et en opposition totale, presque surjouée, à la grande leçon du vingtième siècle, qui fit de la fonction l'unique déterminant acceptable de la forme, le décor est ce qui tient la structure et la justifie : il n'y a pas d'en dessous des choses, cette mosaïque, ces fresques, ces colonnes sont le dernier vertige, celui de l'homme qui se désarticule et qui se décompose.
(...)
Le progrès acquiert là une dimension abyssale, celle d'une naufrage à travers les strates de l'histoire humaine, un naufrage volontaire qui fit (...) du vingtième siècle si proche un lieu où l'humanité ne parvint jamais à accoster.
Aurélien Bellanger, Le Vingtième siècle, Gallimard, 2023.
(photo : cf. compte Twitter Aurélien Bellanger)
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Tout ce qui est vraiment solennel dans notre vie manque opportunément de solennité.
Emanuele Trevi, Deux vies, Philippe Rey, 2023 (trad. Nathalie Bauer).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
— Ça va comme ça, dit-il dans un râle, avec un sourire contraint. Je m'en remets à toi.
Il me tendit la patte. Je la serrai et le regardai dans les yeux, deux cercles rougis dépourvus de force, les mêmes qui autrefois lançaient des éclairs. J'aperçus encore une lueur, un éclair de lucidité qui me fit acquiescer, terrorisé, comme s'il venait encore de me donner un ordre.
— Finis-le pour moi. Mets-y tout ton Amour, dit-il.
— Bien sûr, Solomon.
— Et brûle l'ancien. Que personne ne sache qui j'ai été.
J'hésitai. Il s'en aperçut et tenta de me serrer plus fort la patte. Son livre racontait une histoire extraordinaire, faite de méchanceté, de sang, d'astuces et de ruses. Mon cœur se fendit en entendant cette volonté. Je m'étais attaché à ce récit, il avait coloré mes rêves bien mieux que la parole de Dieu, parce qu'il parlait de nous.
— Fais-le, dit le vieux renard avec un soupir. Ça ne cause que d'un animal, et de ses désirs futiles.
J'aquiesçai. Solomon lâcha ma patte et se mit à regarder par la fenêtre.
— Comme elle est longue, cette nuit. On dirait qu'elle nous veut à elle pour toujours, misérables et idiots.
Bernardo Zannoni, Mes désirs futiles, Quai Voltaire, 2023 (trad. Romane Lafore).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Les rues du village sont désertes, d'un ordonnancement et d'une propreté caractéristiques des bourgades du vignoble champenois, alsacien ou jurassien. Dans la rue principale, une maison attire mon attention, elle donne sur un jardin et sur ce qui fut certainement une grande cour de ferme. Le jardin est fleuri, l'herbe verte est parcourue de dalles de pierre qui indiquent un sentier. Je l'emprunte, la porte de la maison n'est pas fermée. À gauche, un œil-de-bœuf regarde la rue. J'entends à l'intérieur une radio ou quelqu'un au téléphone. Je me tiens sur le seuil. Me frappe la grande table de bois sombre sur laquelle traînent encore les reliefs d'un repas, des journaux, une paire de lunettes.
Stéphane Émond, Argonne, La Table ronde, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Je résume. La maison, les clés, le garage, ma mère, mon frère, le Japon, Tadao Baba, la semaine de vacances, Hélène, mon service de presse. Ça commence à faire un sacré bordel.
(...)
Il n'y a rien à comprendre, chacun joue son rôle. Chacun bien à sa place dans la ville, en toute légitimité : le médecin, le notaire, l'instituteur, le pompier, le policier, le bibliothécaire, le banquier, le curé. Ça s'appelle une société.
Tout est si bien huilé. Ça fonctionne, ça dysfonctionne, pour le meilleur et pour le pire.
Le journaliste, l'employé des pompes funèbres, l'écrivain.
Il n'y a pas de si.
Brigitte Giraud, Vivre vite, Flammarion, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
J'ai une affection particulièrement stable pour mes erreurs comme pour le soldat inconnu. Si quelqu'un décide d'ériger des monuments aux erreurs à côté du monument au Soldat inconnu, je suis pour.
Gaëlle Obiégly, Totalement inconnu, Christian Bourgois, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
« Il faut certainement prendre en considération, pas seulement dans cette classe, mais ailleurs, dans nos propres vies turbulentes et tourmentées, la part de hasard et de chance. Le nombre de gens que nous rencontrons réellement, intimement, est étrangement petit. La passion peut nous égarer furieusement. La raison nous entraver. Ainsi que des événements passés dans notre vie. Il n'y a pas que les soldats sur le terrain qui souffrent plus tard de troubles liés au stress post-traumatique. C'est souvent la conséquence inévitable d'une existence terrestre apparemment normale. »
Julian Barnes, Elizabeth Finch, Mercure de France, 2022 (trad. Jean-Pierre Aoustin).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Vous vous inquiétez d'être dans la mauvaise chambre. Dans le mauvais lit. Dans la mauvaise vie. Que la vie au-dehors continue exactement comme avant mais sans vous (eh oui). Qu'on ne veuille plus de vous (on veut de vous). Que vous n'alliez pas bien (vous n'allez pas bien). Que vous ne manquiez à personne (vous leur manquez, plus que vous ne le saurez jamais).
Julie Otsuka, La Ligne de nage, Gallimard, 2022 (trad. Carine Chichereau).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Il était presque déjà consolé de sa propre disparition. Son amour pour lui-même n'était pas réciproque.
Luc Blanvillain, Pas de souci, Quidam, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Je me suis imaginé tour à tour comédien, orpailleur, peintre, trafiquant de drogue, photographe, braqueur, écrivain, voleur, tout ce qui me semblait sortir du cadre alors même que je n'avais de prédisposition pour aucune de ces activités. À moins que le désir ne soit déjà une qualité.
David Lopez, Vivance, Seuil, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Les chauffeurs assermentés Google ont pour consigne de ne jamais dépasser les 100 km/h et d'éviter de photographier des gens. Google Driver66 dit repasser par des endroits où des piétons ont selui lui gâché la prise de vues, par leurs grimaces ou leurs poses grivoises. Entre le moment de la photographie en 360° d'un lieu et son apparition sur Google Maps, il se déroule plus de six mois. Si une bombe nucléaire ravage ta ville, elle restera intacte sur la carte pendant deux ans.
Lucie Rico, GPS, P.O.L, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Elle a sorti un vieux vinyle, que je n'avais jamais vu. On l'a écouté une fois seulement car c'est un peu comme la mémoire qui finit toute rayée, il n'était pas question de l'user. On a dansé tous les deux dans le salon sur une musique qui n'avait pas le temps pour les consonnes. Porque te vas, ça disait dans les grandes lignes les pleurs d'une personne qui a le regard matraqué contre la vitre, car l'autre est parti, porque te vas, porque te vas.
(...)
et j'ai fredonné tant bien que mal cette langue espagnole qui faisait comme du sable dans la bouche.
Hoy en mi ventana brilla el sol
Y el corazon
Se pone triste contemplando la ciudad
Porque te vas
C'était une chanson de la même taille que ma tristesse, en forme de soleil qui ne pourrait jamais disparaître.
Pauline Desmurs, Ma théorie sur les pères et les cosmonautes, Denoël, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
on s'est tous les quatre assis autour de la table, et en silence on a bu un grand bol d'orge grillé, Louis avait allumé une lanterne parce que le jour qui pénétrait dans la pièce par les fentes de la porte mal ajustée n'était pas suffisant, et dans la lumière vacillante de la flamme chacun regardait son bol fumant, sans oser lever la tête par crainte de voir dans les yeux des autres sa propre peur confirmée, cette peur instinctive de toute chair menacée
Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Le Tripode, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Toutes les roues, toutes les viandes, toutes les idées de la terre étaient tassées ensemble dans le bruit au fond de ma tête.
Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Gallimard, 2022.
Vous savez ce que j'ai pensé alors ? Qu'au fond cet homme avait vécu toute sa vie pour se garantir de belles funérailles. Les honneurs, le respect des gens, le salut militaire, la couronne de fleurs du secrétaire général du Parti, le défilé des dignitaires, la nécro dans la Pravda. Il n'a rien eu de cela. Mais, même s'il l'avait eu, qu'est-ce qui aurait changé ? Vous n'avez pas idée de combien de gens vivent comme ça. Pour se garantir un bel enterrement. Certains réussissent, d'autres pas. Mais où est la différence ?
Giuliano Da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Je sais juste que je ne voudrais jamais d'un mari dont la rançon serait payée en pesos.
(...)
Un ami m'accuse de toujours dire le mot juste au bon moment à la mauvaise femme
Mercedes Rosende, L'Autre femme, Quidam, 2022 (trad. Marianne Millon).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Les gens s'émerveillaient du rythme lent des événements au temps de la préhistoire, à l'époque où il y avait du nouveau une fois tous les cinq mille ans ; il était convaincu que ce rythme était toujours en vigueur à l'heure actuelle.
César Aira, La Président, Christian Bourgois, 2022 (trad. Christilla Vasserot)
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
« Nous attendons quelqu'un ? demanda-t-il.
— Nous n'attendons personne dit-elle. Nous sommes le 3 novembre. C'est l'anniversaire de Maria. Elle aurait eu sept ans aujourd'hui. »
Mahler regarda le quatrième couvert. Il hocha la tête, puis il tendit la main comme pour saisir quelque chose, mais il n'y avait rien, et il la laissa retomber.
Robert Seethaler, Le Dernier mouvement, Sabine Wespieser, 2022 (trad. Élisabeth Landes).
Arnaud Viviant, Cantique de la critique, La Fabrique, 2021.
Quant à Créuse, la légende raconte qu'Énée la chercha partout et finit par la voir en songe : enlevée par Aphrodite, elle lui annonçait qu'il devait partir créer la nouvelle Troie en Hespérie, après quoi elle disparut pour de bon. Peut-être ne meurt-on pas complètement le jour de sa mort, mais longtemps après, quand plus personne ne rêve de vous.
Emmanuel Venet, Virgile s'en fout, Verdier, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Le geste iconoclaste, si souvent associé à une annulation inculte, aiguise, contre toute attente, une sensibilité à l'histoire et réactive une mémoire que la foule distraite des villes modernes néglige, lorsqu'elle passe tous les jours, en allant au bureau, sous le sabre d'un colonisateur.
Laure Murat, Qui annule quoi ?, Seuil, coll. Libelle, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Éric Vuillard, Une sortie honorable, Actes Sud, 2022.
Elle était comblée et il culpabilisait. Par chance, il devait partir travailler. Il l'embrassa, lui sourit, contraint, et tourna les talons. Après tout, ça voulait dire quoi, « la bonne » ? C'était une conception platonicienne remise au goût du jour, un must have à la sauce Walt Disney qui venait s'empiler sur une vie trop confortable. Mais il n'y avait pas que ça. Il y avait le petit, cette responsabilité. Il n'avait plus la possibilité de tout plaquer pour passer trois ans chez les moines Shaolin. Il n'y serait jamais allé, mais un enfant lui enlevait la possibilité même d'en rêver.
Sébastien Bouillé, Bile en tête, Le Dilettante, 2022.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
J'ai l'impression qu'il y a tout qui hurle en moi, brûler, tout brûler là tout de suite de mes mains tout noyer dans la cendre et lacérer ce qu'il reste de chair carbonisée avec mes ongles serrer les dents refouler le fatal mais continuer à enfoncer l'aiguille rapide piquer nouer tirer malaxer tout casser tout briser réduire en miettes la tour lucuférienne du château de la belle endormie au putain de bois dormant.
Sabrina Calvo, Melmoth furieux, La Volte, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
“The giant whom you charged so valiantly, you and Rocinante - in truth it was no giant but a mere windmill. None of this was real, this life of aventure that you led. It was all a show put on to entertain us. You knew that, did you not? You were an actor, playing a part, and we were your audience. But now the show is coming to an end. Time to hang up your sword. Time to confess. Speak, Don Quixote!”
J. M. Coetzee, The Death of Jesus, Text Publishing, 2019.
(...) je me rendais compte que le souverain était plus généreux, plus juste que je ne pourrais jamais l'être (...) On était à Lagos. Quoi que fasse notre mère, la société ne nous autoriserait jamais à la rejeter. Surtout si elle était prête à nous reprendre.
Tola Rotimi Abraham, Black Sunday, Autrement, 2021 (trad. Karine Lalechère).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Au-dessus et en dessous s'ouvrent des tourbillons qui vous aspirent, des cieux et des putains qui veulent vous mettre en pièces, il faut se détacher, être propre, il faut la paix.
(...)
Il faut un mot unique, une goutte de pluie très pure, qui tombe, sonne et sauve. Abracadabra, peut-être, mais c'est juste du bruit.
(...)
Depuis longtemps, je suis pour eux une sorte de fossile humain, une survivance d'une époque morte et enterrée pour laquelle personne n'a réellement de regrets. Le proviseur d'une école de banlieue qui autrefois a enseigné la littérature, diplômé en grec, latin et toile d'araignée, quelque chose d'aussi farfelu que de demander à Homère, l'aveugle, de conduire à plein régime un autobus sur l'autoroute du Soleil.
Marco Lodoli, Les Prières. Le Fleuve. Paolina. Le Proviseur, POL, 2021 (trad. Louise Boudonnat).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Le rose monte aux joues de maman. Elle se lève brutalement. Elle lance des pièces sur la table comme si elle était lui, et me dit qu'on y va. Elle attrape ma main. Il se lève et nous emboîte le pas. Je pense Gros balourd, tas de viande. Je murmure : «C'est quoi un appartement communautaire ?» Maman presse le pas. Elle sait qu'il marche comme un vieux. Si on s'applique, moi surtout, on va le semer sans problème. «L'appartement communautaire est une utopie. Vu par lui, tu veux que je te dise ? C'est habiter gratuitement dans un appartement en payant les cohabitants avec des Neuchâtel.» Elle me fait un sourire figé, colérique, bizarre. Je me dis qu'on ne verra plus sa face de rat qui dit du mal d'Inès. Mais au bout de quelques pas, je pense que c'est injuste, qu'il va me manquer. C'est son ami imaginaire qui lui a fait un sale coup. Il va revenir. On aura tous tout oublié.
« Allez, ne te retourne pas, me demande maman. Tout va bien. Allez, on marche comme si tout allait bien, et il se calmera.»
Donc il reviendra.
En fait c'est comme une épidémie. C'est par vague. Ça monte, ça descend, mais ça ne s'arrête jamais.
Claire Castillon, Son empire, Gallimard, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
avec les dieux c'est toujours la même chose, ils débarquent après la bataille et on dirait que leur joie consiste à alimenter les regrets comme on souffle sur des braises
Tanguy Viel, La Fille qu'on appelle, Minuit, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Le châle commençait à prendre forme sous ses mains habiles et elle y voyait la métaphore de ce qu'elle traversait, une maille chassait l'autre, à toute vitesse, mais elle ignorait la forme précise que le vêtement prendrait. On sait où commencent les histoires sans savoir vers quel rivage elles nous portent.
Léa Chauvel-Lévy, Simone, L'Observatoire, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
C'est juste que ces détails expliquent pourquoi mon père a mis des mois avant de nous recevoir chez lui : il s'était installé à Paris chez sa nouvelle compagne. Rue du Maine. Main Street, disait ma mère en crachant Street comme un mollard. J'étais bloquée sur un parking à compter les wagons des trains qui filaient vers la capitale, à border mes frères et ma mère, à fantasmer sur un livreur, à marcher dans la merde smbolique de Rachel, et pendant ce temps-là mon père vivait sur la ligne rose du métro. Le dimanche matin il buvait du nectar de pêche sur un balcon qui surplombant la tombe de Maupassant et les jardins du cimetière Montparnasse. C'est sa nouvelle compagne qui disait les jardins du cimetière : pour elle c'était le plus beau parc de Paris, à cause du fait qu'il n'y avait pas d'enfants et beaucoup de silence.
Salomé Kiner, Grande couronne, Christian Bourgois, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
— Appelle l'assurance, normalement c'est compris dans les dégâts naturels, ajouta Magali en tournant la page sur une interview de Charles Robinson.
— Oui, on est couverts, mais enfin ce n'est pas ça qui va les faire débarrasser le plancher, dit Baya.
Personne ne répondit. Jean était en train de sortir de l'eau en faisant attention à ne pas se casser la margoulette sur les algues qui rendaient les rochers visqueux. Baya lui sourit à nouveau en voyant sur son visage mouillé le contentement de l'effort. Il lui semblait parfois qu'elle partageait sa vie avec un paisible mammifère, à qui la moindre distraction permettait d'oublier tous les problèmes. Il s'allongea de guingois sur les rochers et ferma les yeux face au soleil. Il était très beau.
Fanny Taillandier, Farouches, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
La mer a encore frappé et j'ai fini par lâcher prise. Je me disais à moi-même : Pierre, ce que tu peux être bête. Tout ce que tu as fait dans ta vie, c'est naître dans le nord et venir mourir dans le sud. La mer a rugi et j'ai eu la sensation que quelqu'un, le requin peut-être, s'approchait à toute vitesse. Je n'arrivais plus à respirer : quelque chose, comme une gigantesque algue marine, c'était coincé dans ma gorge.
Martín Solares, Mort dans le jardin de la Lune, Christian Bourgois, 2021 (trad. Christilla Vasserot).
L'éclairage des édifices bancaires étincelait à travers une verrière soutenue par des entretoises en acier et de gigantesques pylônes en béton. J'étais comme un paysan à l'intérieur d'un temple, bouche bée devant les immenses bannières publicitaires vantant le chocolat Ritter et la social-démocratie.
(...)
Quand la musique s'arrêtera, quand l'humanité se divisera, laissant d'un côté ceux dotés d'un bon capital d'individualité, riches de subjectivité, et de l'autre, ceux à qui on ne doit rien, qu'on peut utiliser et jeter sans scrupule, quels souvenirs garderons-nous des créatures que nous avons été ? Les moi augmentés capables de voir dans l'infrarouge et qui ne mourront jamais ; les exploités, vaguement conscients d'un monde au-delà des paquets qui viennent vers eux sur le tapis roulant. Comment nous, leurs ancêtres, leur apparaîtrons-nous ? Comme des figures dans un dessin d'architecte, stylisées, schématiques, un peu floues. Des silhouettes seulement là pour donner l'échelle des bâtiments anciens.
Hari Kunzru, Red Pill, Christian Bourgois, 2021 (trad. Élisabeth Peellaert).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Vous avez du mal à respirer mais ne désespérez pas, la lumière de Consuelo empêche toujours l'obscurité absolue et la tempête éternelle de douleur et de poussière d'os de vous balayer. Elle a quitté notre dimension, mais son esprit éclairé n'est désormais plus contraint à l'inaction par les limites de la chair.
Gabino Iglesias, Santa Muerte, 10/18, 2021 (trad. Pierre Szczeciner).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
« Billy avait rendez-vous, un jour, avec un producteur. Et il lui a dit qu'il voulait faire un film sur Nijinsky. Alors il a raconté toute l'histoire de la vie de Nijinsky au producteur, et ce type l'a regardé, horrifié, en disant : "Vous êtes sérieux ? Vous voulez faire un film sur un danseur classique ukrainien qui finit par devenir fou et passe trente ans en hôpital psychiatrique, convaincu d'être un cheval ?" Et Billy répond "Ah, mais dans notre version de l'histoire, ça se termine bien. Il finit par gagner le Kentucky Derby." »
Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, Gallimard, 2021 (trad. Marguerite Capelle).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
La pire des choses quand on devient vieux ce n'est pas de se rapprocher de la mort, c'est de voir sa vie effacée lentement. On cesse d'abord d'être insouciant, ensuite d'être important, et finalement on devient invisible.
Iain Levison, Un voisin trop discret, Liana Levi, 2021 (trad. Fanchita Gonzalez Batlle).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Un jour elle acquit une résille pour en recouvrir sa chevelure auburn, ceindre sa beauté sauvage, une autre fois elle enfila des vêtements d'homme, une autre encore elle se percha sur un tas de fumier en mâchonnant une tête de chou cru pour être mise dans la confidence du nom de l'homme qui serait son mari.
Edna O'Brien, James & Nora. Portrait de Joyce en couple, Sabine Wespieser éditeur, 2021 [première parution : 1981] (trad. Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
L'amour véritable serait de rassurer l'autre en lui disant : « Je renonce à toute possession. Couche avec qui tu veux. »
(...)
Selon l'Évangelique et la Dévote, le véritable amour est la joie que l'on ressent pour le bien-être de l'autre et par conséquent, nous devons nous réjouir si quelqu'un qu'on aime trouve le bonheur, même loin de nous.
Milena Agus, Une saison douce, Liana Levi, 2021 (trad. Marianne Faurobert).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
L'Angleterre doit donc aussi sa puissance maritime aux chats. Sans oublier les femmes anglaises âgées et célibataires, dont l'amour pour les chats était sans limites. Comme la puissance navale qu'est l'Angleterre a mené des guerres et pris les hommes aux femmes, elle a engendré un grand nombre de femmes célibataires qui, en l'absence d'hommes, sont tombées amoureuses de chats.
(...)
Nous avons ri, nous avons fini de boire et nous nous sommes remis en chemin. Bras dessus, bras dessous, nous sommes retournés sur la route, car en passant par les champs obscurs nous aurions risque de tomber. Le bruit de nos pas dans la rue gelée, sur les briques rigides. Nous avons marché au même rythme, lui et moi. Dans le même silence.
(...)
Les rameaux supérieurs sont, à l'exception de leur base presque nue, couverts de petites feuilles denses et souples. Celles-ci s'élargissent à la base pour former une gaine. À l'extrémité des branches foliées apparaissent, dans un tissu dense et rougeâtre fait d'involucres, les organes sexuels.
Elle m'a soudain repoussé, a sauté sur la terre ferme. Alors qu'elle se glissait dans ses vêtements, la mousse brillait.
Klaus Modick, Mousse, Rue de l'échiquier, 2021 [première parution : 1984] (trad. Marie Hermann).
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Elle ne veut pas entendre. Elle ne le croit pas. C'est impossible. Elle a porté cet enfant, elle l'a élevé, c'est son enfant, pas le sien. Il n'a pas le droit de dire des choses pareilles. Il n'a pas le droit d'abimer son enfant. C'est de sa faute à lui, personne n'est malade du cœur dans sa famille. Ça vient de lui. Ils ont tous des problèmes de cœur, de son côté. Ils sont incapables d'aimer.
Emmanuel Chaussade, Elle, la mère, Minuit, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Barbara Stiegler, De la démocratie en Pandémie, Gallimard, coll. Tracts, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
On meurt tous les jours au crépuscule, comme on meurt tous les ans à chaque hiver. Il y a, tant mieux, nombre de jours et d'années où on ne s'en rend pas compte.
Quand on est enfant, vieillard, malade ou triste, on le sent.
Emmanuel Guibert, Mike, Gallimard, coll. Sygne, 2021.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Je ne suis pas une femme aimée – ou peut-être que si et mes yeux affolés de soleil m'empêchent de voir ?
Marie NDiaye, Royan. La Professeure de français, Gallimard, 2020.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest
Aucun envol, jamais, ne dépliera notre ciel.
(...)
Notre environnement lui-même n'est pas trop compliqué à contrefaire, tout dépend du niveau de détail : des « humains simulés » ne remarqueraient pas d'anomalies dans leur environnement virtuel, ils auraient leur maison, leur chien, et même leur ordinateur, tant qu'on y est.
Hervé Le Tellier, L'Anomalie, Gallimard, 2020.
Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest