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Et nous tournons les pages de nos jours sans en apprécier la saveur unique. Ces petits trésors nous échapppent avant que nous ayons eu le temps de dire ouf. À peine avons-nous survolé ces pages que nous voulons connaître la suite. Insatiables, nous passons au chapitre suivant, titré « hiver » ou bien « été », « printemps », « automne » et voici déjà la partie suivante : « l'année nouvelle ». Pages, chapitres avalés au rythme de valses et de mazurkas, ou bien d'un prélude annonciateur de rebondissements... Ces mélodies nous divertissent comme l'orchestre du Titanic a distrait les passagers jusqu'au bout. Il faut bien se changer les idées en attendant la marche funèbre.
Éric Faye, La Télégraphiste de Chopin, Seuil, 2019.
Est-ce que je t'ai raconté ce très vieux monsieur qui à peine la portière refermée m'a dit, vous êtes le deuxième autostoppeur que je pends dans ma vie, le premier c'était il y a quarante ans, et il m'a raconté le souvenir qu'il en gardait, étrange, presque irréel, le type en question ne voulait pas lui dire son métier, il était bien habillé, avait l'air sûr de lui, il se contentait de répéter qu'il était haut fonctionnaire de la République, haut fonctionnaire dans quelle branche avait plusieurs fois demandé le conducteur, jusqu'au moment où n'y tenant plus l'autre avait fini par lâcher je suis bourreau, cela du ton le plus ordinaire possible, je suis le bourreau de la République, le précédent bourreau était mon oncle et maintenant c'est moi, c'est le titre officiel, bourreau, la guillotine les têtes coupées tout ça c'est moi, cela se passait en 1977, quatre ans avant l'abolition de la peine de mort et les mois suivants deux exécutions avaient encore eu lieu, les deux dernières de l'histoire de France, l'une et l'autre largement commentées par les journaux, la dernière racontée avec une révolte froide par la juge commise d'office Monique Mabelly qui rapporte notamment cette blague sinistre du fameux bourreau au moment d'ôter les menottes du condamné à mort réveillé à quatre heures du matin, ce mot horrible et tragique, écrit-elle exactement, eh bien vous voyez vous êtes libre – cela avant de lui tendre sa dernière cigarette, son dernier verre de rhum, et de lui couper la tête.
Sylvain Prudhomme, Par les routes, Gallimard, coll. L'Arbalète, 2019.
C'est l'art qui est fou, jamais la guerre. Vous ne comprenez pas que les Allemands n'ont jamais voulu la guerre. Je l'ai dit au Führer en 39, je n'en voulais pas, de cette guerre, mais il a bien fallu se forcer. Nous la faisons pour le bien de l'Europe. Il faut aryaniser, c'est un fait. Cette toile de Matisse, elle aurait lynchée si elle n'avait pas croisé ma route.
Josselin Guillois, Louvre, Seuil, 2019.
À de nombreuses occasions, nous aurions nettement préféré avoir son avis plutôt que son soutien, des mots plutôt que de l'argent, d'autant que ces chèques ressemblaient parfois à des dédommagements, sans qu'on sache bien ce qui était à racheter. La vie est une garce. Un chèque. Tu m'as supporté pendant quatre jours. Un chèque. Tu es harcèlée par une cinglée bipolaire. Un chèque. Tu t'es cassé le poignet. Un chèque. J'ai tué ta mère à force de la faire chier. Un chèque. On a passé un super week-end ensemble. Un chèque. Tu pars en vacances. Un chèque. Je vais mourir. Un chèque.
Anne Pauly, Avant que j'oublie, Verdier, 2019.