24.6.08

Dialogue circulaire


Par-dessus l'échine des monts Eber, un nuage grandissait ; on aurait dit un cheval noir.

- Les morts ont faim, murmura Scheckenschlager, regardant lui aussi le cheval hirsute qui ruait des quatre fers.
- Vous êtes fou.
- Qui, moi ?
- Oui, vous, pas moi ! Et vous avez peur. Tout le monde a peur ici, ce me semble.

Le vieux réagit avec fureur.

- Comment ! Peur ? Votre père ! Oui, lui ! Lui, il a eu peur ! Mais nous...

Le cheval céleste s'était cabré. Sa crinière noire flottait dans le vent. De lourdes gouttes isolées s'écrasèrent.


Hans Lebert, La peau du loup (Die Wolfshaut), Jacqueline Chambon éd., 2002 [texte de 1965].

21.6.08

"... je sais que j'ai un visage uniquement parce que je me sens sourire"


"... et je sais que c'était juste un camionneur et non un héros"


J Eric Miller (traduit par Claro), Décomposition, Le Masque, Août 2008

19.6.08

Hurlons, dit le chien


A la fin de l'exercice, on te dira que tu as menti, tu nieras, tu jureras que tu as dit la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, et ce sera peut-être vrai, tu n'as pas menti, ce qui se passe c'est qu'il se trouve que tu es une personne nerveuse, avec une forte volonté, certes, mais à la façon d'un jonc tremblant que la moindre brise fait frissonner, on t'attachera alors de nouveau à la machine et cette fois ce sera bien pire, on te demandera si tu es vivant et tu répondras oui, évidemment, mais ton corps protestera, il te démentira, le tremblement de ta mâchoire dira que non, que tu es mort, et qui sait si ton corps n'a pas raison, peut-être sait-il avant toi qu'on va te tuer.


José Saramago, La lucidité (Ensaio sobre a Lucidez), Seuil, 2006.

16.6.08

Dialogue autour d'un verre


Selon Kingsley Amis, la gueule de bois métaphysique est "cet indicible composite de dépression, de tristesse (ces deux derniers étant distincts), d'anxiété, de haine de soi, de sensation d'échec et de peur de l'avenir".


"The New York Times", dimanche 15 juin 2008.

13.6.08

L'éclat


Elles ne lui étaient pas destinées. Ni cette lettre ni cette femme. Contre sa poitrine il sent les feuillets se courber. L’enveloppe ne sera jamais décachetée. Il regarde s’agiter le chapeau du mari. La lettre est pour la femme. Elle ne sera jamais remise. S’il l’avait écrite à temps, peut-être aurait-il pu modifier le cours des choses, repousser l’échéance, compromettre le mariage de sa bien-aimée. Mais aujourd’hui il est ici, entouré de convives, statique, les pieds sur un banc. Inattentif aux consignes du photographe que cherche à relayer l’époux. La messe vient de laisser place à cette nouvelle cérémonie, presque aussi longue, aussi inhumaine, aussi triste. Le maître de cette cérémonie ne cesse de lever puis rabaisser un voile foncé au-dessus de sa tête. A mesure que se répètent ses allées et venues autour du trépied en bois, ses mouvements gagnent en rythme. Tel un torero, il se dandine tantôt courbé tantôt droit comme un i. La mise au point de l’appareil s’éternise. Les enfants ne sont pas longs à s’impatienter. Leur mouvement perpétuel angoisse. Dès les premières minutes un conseil improvisé décide qu’ils seront absents des clichés. Dans le centre du groupe, vers le haut et la gauche, lui ne bouge pas. S’il en juge par le pouvoir d’hypnose qu’exerce sur lui le chapeau nuptial, il ne saurait être flou. Pas un mouvement du crâne ni des membres : la machine va capter un signal d’une limpidité sans pareille. Seule la cage thoracique bat la chamade, ce qui est invisible à l’œil indifférent. Les existences doivent pourtant connaître un plus beau trajet que ce fleuve de boue, qui prend sa source à cet instant pour lui.
Le photographe est à l’agonie, ses répliques intérieures claquent les unes à la suite des autres. J’effectue un dernier réglage. J’actionne le déclencheur. Je dis la phrase du petit oiseau et je rentre me coucher. Le produit réagit dans un nuage blanc éblouissant et un bruit de sac de farine qu’on éventre.



Les particules volent dans les airs telles des luges en forêt. Comment a-t-il pu penser un seul instant que la missive sur son torse serait un bouclier contre quoi que ce soit ? La lettre est un poignard. La poudre n’est pas toute retombée que son cœur est transpercé de part en part. L’organe s’écroule sur lui-même. Il est soudain énorme puis minuscule, ses tissus calcinés, sa chair vitale vitrifiée comme sous l’action d’une pâte de dynamite. Son propriétaire moribond vacille. Un long soupir traduit son tourment et peine à en couvrir l’ampleur. Mais la foule de toutes façons s’agite. Personne n’a fait attention. Certains ont sursauté plus que de raison en voyant la décharge lumineuse. D’autres sont pressés de retrouver quelqu’un. Des têtes ont pivoté mais de manière très furtive, encore domptées par les cris du photographe. Toujours dans la même direction, regardez toujours dans la même direction ou votre visage sera effacé. Vous serez venus pour rien. Il fixe toujours le chapeau, mais le chapeau n’est plus là. A sa place est un regard, le regard de la femme qui désormais ne l’atteint plus. Il ne voit pas qu’elle pleure. Qu’elle échoue à le dissimuler. Sa robe se macule pour quelques secondes, presque rien, d’une tâche oblongue. Couleur gris clair. Deux doigts gantés de dentelle viennent se poser à l’endroit précis, sur cette forme infime évoquant une cible. Elle ressent alors la circulation de son sang comme une entaille qui suppure. Elle seule perçoit le brouillard qui s’étend depuis l’éclair. Soudain on emmène au loin l’épouse, elle tourne la tête mais rien n’y fait. Il est parti. Elle devra avoir essuyé ses deux larmes quand elle entendra encore ce son qui persiste. Un écho dans les limbes. Sombre, insensé.

10.6.08

There There


Perhaps the most terrible (or wonderful) thing that can happen to an imaginative youth, aside from the curse (or blessing) of imagination itself, is to be exposed without preparation to the life outside his or her own sphere - the sudden revelation that there is a there out there.


Tom Robbins, Jitterbug Perfume, Bantam Books, 1984.

8.6.08

Métaphysique du cuivre

Johnny a abandonné le langage hot parce que ce langage violemmenr érotique était trop passif pour lui. Chez lui, le désir s'oppose au plaisir et l'en frustre parce que le désir le force à aller de l'avant et l'empêche de considérer comme des audaces les trouvailles du jazz traditionnel. C'est pour cela, je crois, que Johnny n'aime pas beaucoup les blues ou le masochisme et les nostalgies... Mais j'ai parlé de tout cela dans mon livre, et j'ai montré comment le renoncement à la satisfaction immédiate avait amené Johnny à élaborer un nouveau langage qu'il poussait aujourd'hui, avec d'autres musiciens, jusque dans ses derniers retranchements. C'est un jazz qui rejette tout érotisme facile, tout wagnérisme si je puis dire, et qui se situe sur un plan désincarné où la musique se meut enfin en toute liberté comme la peinture délivrée du représentatif peut enfin n'être que peinture. Mais une fois maître de cette musique qui ne facilite ni l'orgasme ni la nostalgie, cette musique que j'aimerais pouvoir appeler métaphysique, Johnny semble vouloir l'utiliser pour s'explorer lui-même, pour mordre à la réalité qui lui échappe un peu plus chaque jour. C'est en cela que réside le haut paradoxe de ston style, son agressive efficacité. Incapable de se satisfaire, il est un éperon perpétuel, une construction infinie qui ne trouve pas son plaisir dans l'achèvement mais dans l'exploration sans cesse reprise, l'emploi de facultés qui dédaignent ce qui est immédiatement humain sans rien perdre de leur humanité. Et quand Johnny se perd, comme ce soir, dans la création infiniment recommencée de sa musique, je sais très bien qu'il n'échappe à rien.
(...)

Alors Johnny est arrivé et il nous a promené sa musique sur la figure un quart d'heure durant. Je comprends que l'idée que l'on publie Amorous puisse le mettre en fureur, les imperfections sont visibles à l'oeil nu, le halètement qui accompagne certaines fins de phrases est parfaitement audible et surtout le terrible couac final, cette note sourde, et brève qui m'a fait penser à un coeur qui éclate, à un couteau qui rentre dand un pain (...). Mais ce que Johnny ne percevrait pas et qui est insoutenablement beau, c'est cette angoisse qui cherche une issue dans cetet improvisation qui fuit de tous les côtés, qui interroge, qui gesticule désespérément. Jonny ne peut pas comprendre : ce qui lui paraît être un échec est pour nous une voie ou tout au moins l'amorce d'une voie. Amorous restera un des grands moments du jazz. L'artiste qui est en Johnny sera fou de rage chaque fois qu'il entendra cette caricature de son désir, de tout ce qu'il a voulu dire pendant qu'il luttait, chancelait, pendant que la salive lui échappait de la bouche en même temps que la musique, plus seul que jamais face à ce qu'il poursuit, à ce qui le fuit à mesure qu'il le traque. C'est curieux, il m'a fallu écouter Amorous pour comprendre, bien qu'il y ait déjà eu d'autres indices, que Johnny n'est pas une victime, n'est pas un pauvre pérsécuté, comme tout le monde le croit. Je sais maintenant que ce n'est pas vrai. Johnny n'est pas le poursuivi mais le poursuivant, tout ce qui lui arrive dans la vie sont des malchances de chasseur et non d'animal traqué. Personne ne peut savoir ce que poursuit Johnny mais c'est ainsi, c'est là, dans Amorous, dans la marijuana, dans ses discours absurdes, dans ses rechutes, dans le petit livre de Dylan Thomas, dans cette façon d'être un pauvre diable qui élève Johnny au-dessus de lui-même et en fait une absurdité vivante, un chasseur sans jambes et sans bras, un lièvre qui court derrière un tigre endormi.

Julio Cortazar, L'Homme à l'affût, in Les Armes Secrètes, 1959

5.6.08

Dialogue de Jean qui rit et Jean qui pleure



Nous sommes encore au tout début du siècle qui vient. Certains disent : du millénaire. En novembre, Michel Jonasz fait paraître un disque dont la pochette le présente enfant, souriant, au milieu d’un décor urbain en effet très urbain : Michel et son petit tambour, la sœur de Michel et son ours en peluche, l’ensemble en apparence colorisé comme les vieux films et derrière eux le sépia des années cinquante, fauteuils en osier et voitures dont les marques sont vos amies. En décembre de la même année, soit sept semaines plus tard, Alain Bashung sort quant à lui un album à la couverture on ne peut plus sobre. Pas de texte, seule une photographie en noir et blanc où il figure debout, majestueux et grave, au milieu d’un sous-bois.

Pour différents qu’ils paraissent, ces deux disques ne cessent pourtant de s’entremêler dans l’esprit de qui les écoute, tout à tour, à distance, de temps en temps. « L’irréel », destination suspendue vers laquelle Bashung se promet d’aller en répétant la question « Y seras-tu ? », lorgne un temps sur la bande-son d’un surprenant film muet, puis, avant de laisser place à un poème énervé de Robert Desnos, donne sur une passerelle menant aux doux accords du « Modern Hôtel », ballade dans laquelle Jonasz se montre autant écrivain des notes que des larmes : « Le Modern Hôtel / Une parenthèse dans nos mémoires / Presque irréelle / Tu t’en rappelles ». Cela a beau être irréel, nous ne sommes pas moins passés de l’un à l’autre. Du rire aux larmes.

Et ce rire et ces larmes, cette larme écrasée sous les rires, ces mouvements d’humeurs ne sont pas nécessairement distribués comme on pourrait s’y attendre. Contrairement à ce que laissaient présager les pochettes, par exemple, celui qui rit (certes de manière sardonique) est bien Bashung et celui qui pleure, Jonasz. L’opus de Alain-Jean-qui-rit, « L’imprudence », est une exhortation à la révolte intérieure, une ouverture à fond les ballons des valves vitales. L’oeuvre de Michel-Jean-qui pleure, « Où vont les rêves », elle, est un gros chagrin devant la beauté amoindrie d’une nostalgie pratique. « Désormais je me dore / à la crypte des monastères / je me dore à l’ordinaire / à tombeau ouvert / à la chaleur humaine » dit le rieur dans un cri de hyène ; « J’arrive à huit heures précises / Au bureau de l’entreprise / Et la vie qui m’paralyse / Comme pour tout le monde » lui répond le pleureur de la porte de Vanves.

3.6.08

En indivision


« Je crois que les Français [...] se sentent heureux individuellement, mais sentent la France malheureuse. Et je crois que leur niveau d’épargne y est pour quelque chose. »


André Coisne à Brigitte Jeanperrin, France Inter, rubrique "Entreprises et Stratégies" de l'émission quotidienne Le 7-9, mardi 4 octobre 2005 entre 7h50 et 7h53.

1.6.08

Dans la mémoire de mon téléphone

Huit variations de gris, ces six derniers mois, dans quatre directions :