8.6.08

Métaphysique du cuivre

Johnny a abandonné le langage hot parce que ce langage violemmenr érotique était trop passif pour lui. Chez lui, le désir s'oppose au plaisir et l'en frustre parce que le désir le force à aller de l'avant et l'empêche de considérer comme des audaces les trouvailles du jazz traditionnel. C'est pour cela, je crois, que Johnny n'aime pas beaucoup les blues ou le masochisme et les nostalgies... Mais j'ai parlé de tout cela dans mon livre, et j'ai montré comment le renoncement à la satisfaction immédiate avait amené Johnny à élaborer un nouveau langage qu'il poussait aujourd'hui, avec d'autres musiciens, jusque dans ses derniers retranchements. C'est un jazz qui rejette tout érotisme facile, tout wagnérisme si je puis dire, et qui se situe sur un plan désincarné où la musique se meut enfin en toute liberté comme la peinture délivrée du représentatif peut enfin n'être que peinture. Mais une fois maître de cette musique qui ne facilite ni l'orgasme ni la nostalgie, cette musique que j'aimerais pouvoir appeler métaphysique, Johnny semble vouloir l'utiliser pour s'explorer lui-même, pour mordre à la réalité qui lui échappe un peu plus chaque jour. C'est en cela que réside le haut paradoxe de ston style, son agressive efficacité. Incapable de se satisfaire, il est un éperon perpétuel, une construction infinie qui ne trouve pas son plaisir dans l'achèvement mais dans l'exploration sans cesse reprise, l'emploi de facultés qui dédaignent ce qui est immédiatement humain sans rien perdre de leur humanité. Et quand Johnny se perd, comme ce soir, dans la création infiniment recommencée de sa musique, je sais très bien qu'il n'échappe à rien.
(...)

Alors Johnny est arrivé et il nous a promené sa musique sur la figure un quart d'heure durant. Je comprends que l'idée que l'on publie Amorous puisse le mettre en fureur, les imperfections sont visibles à l'oeil nu, le halètement qui accompagne certaines fins de phrases est parfaitement audible et surtout le terrible couac final, cette note sourde, et brève qui m'a fait penser à un coeur qui éclate, à un couteau qui rentre dand un pain (...). Mais ce que Johnny ne percevrait pas et qui est insoutenablement beau, c'est cette angoisse qui cherche une issue dans cetet improvisation qui fuit de tous les côtés, qui interroge, qui gesticule désespérément. Jonny ne peut pas comprendre : ce qui lui paraît être un échec est pour nous une voie ou tout au moins l'amorce d'une voie. Amorous restera un des grands moments du jazz. L'artiste qui est en Johnny sera fou de rage chaque fois qu'il entendra cette caricature de son désir, de tout ce qu'il a voulu dire pendant qu'il luttait, chancelait, pendant que la salive lui échappait de la bouche en même temps que la musique, plus seul que jamais face à ce qu'il poursuit, à ce qui le fuit à mesure qu'il le traque. C'est curieux, il m'a fallu écouter Amorous pour comprendre, bien qu'il y ait déjà eu d'autres indices, que Johnny n'est pas une victime, n'est pas un pauvre pérsécuté, comme tout le monde le croit. Je sais maintenant que ce n'est pas vrai. Johnny n'est pas le poursuivi mais le poursuivant, tout ce qui lui arrive dans la vie sont des malchances de chasseur et non d'animal traqué. Personne ne peut savoir ce que poursuit Johnny mais c'est ainsi, c'est là, dans Amorous, dans la marijuana, dans ses discours absurdes, dans ses rechutes, dans le petit livre de Dylan Thomas, dans cette façon d'être un pauvre diable qui élève Johnny au-dessus de lui-même et en fait une absurdité vivante, un chasseur sans jambes et sans bras, un lièvre qui court derrière un tigre endormi.

Julio Cortazar, L'Homme à l'affût, in Les Armes Secrètes, 1959

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