Si Le Sermon sur la chute de
Rome est le premier livre que vous lisez de Jérôme Ferrari, vous
ignorez tout de sa syntaxe impeccable, son goût pour les rives, sa justesse qui
pourrait être orgueilleuse. Et un monde rugissant, en lutte avec ses propres
croyances, va s'ouvrir à vous pour vous happer corps et bien. Mais n'ayez
crainte car, pour reprendre l’antiphrase mystique de son précédent roman,
murmurée au milieu du chaos, « tout s'oublie si vite, tout est si léger ».
La chute de Rome, telle que la voit saint Augustin, est le
centre autour duquel pivote ce nouveau livre. Tour à tour revanche des
médiocres et promesse de renouveau, ce moment de l'Histoire est un prisme changeant,
que l'on manipule au long des chapitres à mesure que les personnages se
succèdent et en livrent d'une certaine manière leur version ; leur vérité
pirandellienne. Autant qu'il est délicat de débusquer le moindre écart dans la
composition de son texte, il est sans doute aisé de blâmer Ferrari pour son
lyrisme, qui est une tendance fréquente à l'élégie, et qui peut former le
prétexte de s'en éloigner. De même, un auteur à la plume si ample pourra
surprendre par le point d'honneur qu'il met
à s'ancrer dans le quotidien, dans le trivial de situations malaimables
voire graveleuses.
Mais les destins dont traitent en détail les romans de
Ferrari, les vies qu’il déroule devant nos yeux sont à la fois l’obsession de
son œuvre, les personnages se parlant d’un livre à l’autre, précisant, par
d’incessantes trajectoires entre ceux-ci, la tragédie qui les anime, à la fois
son obsession donc et tout autre chose. Un motif, une fausse intrigue à la
chair élastique, aux noms presque interchangeables tant le propos se sert du
séculier pour viser à la transcendance. Le Sermon sur la chute de
Rome ne déroge pas à la règle, venant même accentuer le mouvement
général auquel on peut légitimement penser que Ferrari ne finira pas de si tôt
de s’atteler, porteur qu’il est d’une si grande maîtrise.
L’alternance entre les périodes passées et présentes,
procédé qui convient au plus haut point à son écriture, ne fonctionne pas
uniquement par un jeu de contraste à la manière de l’évocation indirecte
utilisée par Faulkner (Les Palmiers sauvages)
ou Coetzee (Terres de crépuscule). Chaque segment
vient éclairer le précédent d’une lumière nouvelle, certes, mais contribue
également à faire vaciller les perceptions du lecteur, si bien que nous ne
savons plus bien sur quel pied danser, à qui se vouer, si le narrateur s’en
remet à nous, aux personnages ou à une instance non déterminée. Ce vertige,
cette sensation du sol qui se dérobe sous la narration, c’est en définitive le
matériau brut qu’aime à travailler Ferrari, sans relâche et dans le sens d’une
épure, vers une révélation du verbe.
Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la Chute de Rome, Actes Sud, 2012.
Extrait :
Elle ne se plaignait de rien, son acquiescement était total car chaque
monde est comme un homme, il forme un tout dans lequel il est
impossible de puiser à sa guise, et c'est comme un tout qu'il faut le
rejeter ou l'accepter, les feuilles et le fruit, la paille et le blé,
la bassesse et la grâce. Dans un écrin de poussière et de crasse
reposait le grand ciel de la baie, la basilique d'Augustin, et le
joyau d'une inépuisable générosité dont l'éclat rejaillissait sur la
poussière et la crasse.