8.7.08

Le rail c'est la vie

une fois son sandwich terminé mon compagnon extirpe de son bagage un fort volume broché, une sorte de catalogue qu'il se met à consulter fébrilement, sautant d'une page à l'autre, un doigt sur des colonnes de chiffres, puis retour à la page antérieure, il regarde sa montre avant de jeter un regard courroucé par la fenêtre, il fait nuit, il ne peut rien voir, il reprend son livre, il me regarde souvent avec un air interrogateur, il brûle de me poser une question, il me demande savez-vous si le train s'arrête à Tetschen ? ou du moins c'est ce que je crois comprendre, je lui baragouine en allemand que je n'en sais absolument rien, mais que c'est fort probable, c'est la dernière ville tchèque avant la frontière, sur l'Elbe, l'homme parle allemand, il est d'accord avec moi, le train doit s'arrêter à Tetschen, même s'il n'y prend pas de passagers, wissen Sie, me dit-il, si nous descendions à Tetschen, nous pourrions monter dans le train de marchandises qui est parti de Brno cet après-midi un peu avant dix-sept heures, il nous laisserait à Dresde aux alentours de deux heures du matin et nous pourrions rattraper ce train-ci dont le départ n'est pas prévu avant trois heures moins le quart, c'est incroyable, convenez-en - j'en conviens, l'homme poursuit, son catalogue est en fait un gigantesque horaire de chemins de fer, il y a tous les trains ici, vous m'entendez, tous, c'est un peu compliqué à utiliser mais quand on s'y fait c'est pratique, c'est pour les professionnels du rail, par exemple nous venons de croiser un train dans l'autre sens il est vingt et une heures vingt-trois eh bien je peux vous dire d'où il vient et où il va, si c'est un convoi de passagers ou de fret, avec un tel livre vous ne vous ennuyez jamais quand vous voyagez en train, dit-il l'air manifestement très heureux, comment se fait-il qu'il ne sache pas si le train s'arrête à Tetschen, eh bien c'est très simple, très simple, voyez, l'arrêt est entre parenthèses, ce qui signifie qu'il est optionnel, mais le passage est signalé, donc nous avons la possibilité de nous arrêter à Tetschen, nous avions une autre possibilité d'arrêt il y a quelques minutes et vous ne vous êtes rendu compte de rien, vous ne vous êtes même pas aperçu que nous aurions pu nous arrêter là, wir hatten die Gelegenheit, vous voyez que ce livre est merveilleux, il permet de savoir ce que nous aurions pu faire, ce que nous pourrions faire dans quelques minutes, dans les heures qui viennent, voire plus, le regard du petit bonhomme tchèque s'éclaire, toutes les éventualités sont dans cet horaire, elles sont toutes là - le conducteur de la locomotive ne peut que s'en remettre à lui, je vais vous donner un exemple, je sais que vous allez à Paris et donc vous allez changer à Francfort pour prendre l'Intercity de huit heures du matin, entre-temps vous aurez mangé des Brotschen et une saucissse à la gare, puis à votre arrivée vous vous rendrez certainement à votre domicile 27, rue Eugène-Carrière dans le 18e arrondissement de Paris où vous parviendrez fatigué à quinze heures vingt-trois, vous déposerez vos valises prendrez une douche rapide et deux solutions s'offriront alors à vous, aller au bureau immédiatement ou attendre le lendemain matin, chaque possibilité aura ses avantages et ses inconvénients, si vous allez boulevard Mortier vous ne serez pas chez vous quand quelqu'un sonnera à votre porte à dix-sept heures quarante-huit, mais si vous restez l'intervention de cette jeune personne et la nouvelle qu'elle vous apporte vous feront oublier une partie des informations à inclure dans ce dossier secret, ce répertoire de morts que vous montez depuis quelque temps en utilisant plus ou moins illégalement les moyens que la Sécurité extérieure met à votre disposition, vous voyez tout est écrit ici, pages 26, 109 et suivantes, dans les deux cas, que vous soyez présent ou non, la prochaine correspondance sera page 261 de l'horaire, l'express Venise-Budapest, où vous vous enivrerez en chantant Trois jeunes tambours, puis page 263 vous monterez dans un wagon de marchandises en direction du camp d'extermination de Jasenovac sur la Save, puis page 338 dans un train Benghazi-Tripoli, vous voyez, l'express Tanger-Casablanca se trouve page 361, tout cela vous mènera à la page 480 et la perte d'un rejeton que vous ne connaîtrez pas, et ainsi de suite, toute votre vie est là, de nombreuses correspondances vus amèneront doucement, presque à votre insu, dans un train ultime Pendolino diretto Milano-Roma qui vous portera à la fin du monde, prévue à la gare de Termini à vingt et une heures douze, j'écoute la litanie ferroviaire du petit bonhomme avec attention, il a raison, ce catalogue est un outil magnifique

Mathias Enard, Zone, Actes Sud, août 2008

1 commentaire:

ThomZ a dit…

C'est bien ce que je pensais, ça m'a l'air rudement prometteur dites donc...