12.7.07

"Je traversais la cour, poulet décapité."

La pluie tombe ce soir (en quantités énormes), interminable et non-réparatrice.
Le décrochage est semblable à un petit ressort qui se brise, quelque part à l’intérieur de soi, et qui vous laisse identique, anéanti pourtant, conscient obscurément d’être entré dans un espace différent, cotonneux et pré-létal, dont on pourrait sortir - mais dont on sait déjà qu’on ne sortira plus, ou bien (et c’est déjà une grave sottise de formuler cette hypothèse) dont on ne sortira que de manière temporaire, accidentelle.
Beaucoup d’écrivains, et pas des moindres, sont morts à 47 ans : Baudelaire, Nerval, Lovecraft, Camus, Kerouac... Il y en a probablement d’autres. Une liste impressionnante, déjà. Tous au-delà de leurs différences sont demeurés d’une manière obscure des écrivains jeunes ; tous ont refusé d’envisager la seconde partie de leur vie, de toute vie, de se confronter à la pente descendante, à l’obscurcissement, à la zone grise ; tous ont rechigné devant la seconde partie de leur travail, devant la laideur peut-être qui l’accompagnait, ou au contraire devant le calme qu’ils y pressentaient, un calme qui leur paraissait sans doute légèrement obscène.
Je rechigne, moi aussi ; je dépose un préavis de grève (et, si je me décide à publier cette fastidieuse entrée de blog ce sera déjà un bon signe, ou un mauvais si l’on veut, un signe en tout cas de retour d’une vitalité qui ne peut plus à ce stade qu’être amoindrie, rancunière, conditionnelle).

Il peut bien sûr apparaître irrationnel d’imaginer que les écrivains meurent de leur plein gré, à l’âge qu’ils ont choisi ; bien entendu ils meurent comme tout le monde de maladie, d’un accident parfois. Pourtant, pourtant, quelque chose nous souffle que l’hypothèse n’est pas entièrement absurde. Parce qu’il faut bien, quand même, mettre fin ; clore l’oeuvre, lui donner son apparence définitive et achevée, son tour final. Et quel autre moyen d’arrêter, pour un écrivain, que de mourir ? Rares, extrêmement rares pour le coup (et laissant une déplaisante impression de professionnalisme) sont ceux qui arrêtent effectivement de leur vivant, qui prennent le temps de profiter de leur retraite, qui parviennent bel à bien à s’interdire de griffonner (ne serait-ce que quelques lignes, ne serait-ce qu’une entrée de blog).

Cela, pourtant, cela même, cette activité toujours en danger de basculer de la création vers la pure et simple compulsion, cela n’a t’il pas eu la nature de l’apparition ? N’y a t’il pas eu une autre vie, antérieure ? Une vie au premier degré, une vie au sens simple ?
Probablement pas, en réalité ; ou bien par insuffisance, par défaut de moyens d’expression.
Et sur la fin, alors que ces moyens sont pourtant intacts, il n’y a plus rien qu’une lassitude, un dégoût même, une répugnance à l’idée de troubler le pesant, l’universel silence du monde. Une répugnance à l’idée de signaler son existence au monde. Invariablement la volonté s’effiloche, comme une lanière de caoutchouc usée. Invariablement le monde gagne la partie, par abandon de l’adversaire. Et le pire est sans doute que cet abandon ne soit jamais total.

"Je traversais la cour, poulet décapité."
Michel Houellebecq, jeudi 17 août 2006

1 commentaire:

Gui / Billy a dit…

Ol'dirty Michael Thomass!

Dire qu'on n'a plus de nouvelles de lui depuis près d'un an et sa "Note sur les belges", dont le dernier paragraphe donnait ça :

"Cette comparaison jette en outre un éclairage supplémentaire - et assez déplaisant - sur le mépris avec lequel les Français, depuis longtemps, traitent les Belges. Par rapport aux Américains, les Français ont développé ce que Brückner appelle le complexe du roquet ; ne pouvant les mépriser - puisqu’ils sont très évidemment les plus forts - ils ont développé à leur égard une jalousie et une hargne impuissantes, et de plus condamnées à rester muettes. Ainsi ont-ils choisi, de manière assez mesquine, de se rattraper sur les Belges, dont ils ressentent, sans pouvoir la formuler clairement, la proximité mentale avec le peuple américain."