6.4.08

La scène de l’Athéna


L’histoire vient se poser ici, loin des rails immuables pareils à des ceintures de fer vues depuis les vitres des trains. Le froid naturel est modifié par la densité de l’immense capitale, par l’intensité de la ville et du moment. Il semble qu’ici on ne s’habitue pas. Avenue des Carmélites, les tubes de néon magenta ont été disposés différemment depuis hier. Quand je lève les yeux, ce n’est plus la même artiste qui est vantée. La moitié d’un siècle qu’ils se succèdent un à un, très haut, sur ce panneau. Les plus petits des plus grands et les meilleurs médiocres. Mais surtout tous les autres. Dans ce hall de l’Athéna, tous ont laissé une trace qui perdure au-delà de leur chant, quelque chose de singulier, une coloration de leur visage figée à jamais par des lampes à arc. J’interromps mes pas dans la fraîcheur du matin. J’ai beau faire, le scintillement de ces étoiles disparaît à mesure que j’en convoque le souvenir. L’entrée est sombre, mal nettoyée, des grilles posées à la va vite délimitent son territoire. Bien sûr c’est tout l’objet du mystère, toute la magie qui opère ainsi ; contrer la fadeur du monde et, par chance, à force de talent, l’inverser. Je reste immobile, mon col en laine caresse les lobes de mes oreilles. C’est donc ici. Etre célèbre passe peu ou prou toujours par là. A travers ces cloisons de bois noir, au centre de ce qui est silencieux toute une partie du jour, dans l’air qui surplombe les fauteuils tendus de velours teint en rouge cardinal : très ancienne et à la fois exactement contemporaine, la renommée possède une carte géographique des plus détaillées. Ce petit établissement est un véritable Everest. De l’autre côté de la ruelle qui le longe, un homme déambule depuis quelques instants dans mon champ de vision. Il est certain qu’il ne se rend nulle part, mais qu’il ne pratique pas non plus le sur place. Sa trajectoire dépend directement de celles des passants, mieux elle s’adapte aux rythmes de leurs corps qui se croisent sans schéma. Il est le lien, la force de cohérence dans le flux des badauds entamant sous le soleil une des dernières journées d’hiver. Très vite je m’aperçois qu’il tend la main à une personne sur deux. Afin sans doute que le geste ne se confonde pas avec sa silhouette. Plus proche de lui maintenant que je me suis remis en marche, je remarque qu’à ceux dont il ne sollicite pas la générosité il dit un mot. Je ne distingue pas lequel mais le phrasé en est doux. Il s’approche bientôt de moi, comme il fallait s’y attendre, et comme pourtant je ne l’avais pas encore imaginé. Je me surprends à penser que je ne suis pas prêt à ce qu’il m’adresse quoi que ce soit, parole ou signe de la paume. Et ne sachant lequel des deux va m’échoir, j’ai ce curieux réflexe de me tourner vers l’affiche électrique, vers le pan d’immeuble décoré par les ampoules oblongues qui marquent le nom des vedettes. Athéna-Hall, Frères Arpège. Je ne me suis pas arrêté pour autant, je reprends mon chemin avec la même allure, l’œil au devant. Légèrement en arrière de moi, j’entends qu’a repris la litanie de ces mots distribués avec parcimonie. C’est le signal. La journée a commencé. Le trajet vers le travail va s’achever. Une jeune femme passe devant moi et ralentit, pour, je le devine, aller à la rencontre du mendiant.
“Une femme ça vous intéresse ?”


Elle fait signe au vagabond avec une moue qui paraît bouder et le regard planté droit vers le sien. Son allure étonne, très délicate mais sans contour marqué, sans réelle grâce du maintien. C’est bien plus l’enchaînement de ses mouvements qui frappe, plutôt que son allure. Ses cheveux sont attachés de justesse et prolongent l’arrière de son crâne d’une queue de moineau. Elle a un nez fin et court, il équilibre la chair de ses joues, hautes et saillantes. La phrase qu’elle a prononcée a tout des airs d’une catin. Choquante, elle ne l’est pourtant pas vraiment dans sa bouche. Le manteau en laine noire qu’elle porte n’est pas boutonné en entier. Le corsage qu’il découvre laisse deviner une poitrine ample mais dont la vigueur se fane déjà. Son sourire s’arrête au quart de son dessin possible. On pourrait même croire qu’une amorce de révérence est ce qui décrit le mieux la combinaison de ses pas. En moins d’une seconde mon impression se forge : c’est avec elle que j’assistai deux ans plus tôt à un concert de l’Athéna ; ou avec une personne au physique très semblable. Quoique plus attrayant. Plus charmant dans ma mémoire. C’était une représentation unique d’un Anglais en exil. Il avait la voix des vieilles esclaves dont regorgeait jadis le delta du Mississippi. Nos mains l’une dans l’autre étaient moites. Je crois que nous n’osions même pas nous regarder. Il doit s’agir d’une autre, bien que la ressemblance soit surprenante. A vrai dire les paroles qu’elle vient de prononcer comptent peu pour moi. Je crois, simplement, préférer que ce ne soit pas elle. Le moment est très bref mais la pensée précise : je l’aurais souhaité alors plus désirable, une survenance plus flatteuse. Comme si l’artiste à l’unisson duquel nous avions vibré ce soir là avait bu le nectar de nos coupes, nous laissant l’aigreur des tanins. La célébrité chante sa propre gloire, pas celle de qui ne fait que l’approcher. Je trouve cela pénible à dire mais les feux de la rampe ce matin me donnent froid. S’ils ne peuvent pas même servir à me faire croire que mes aventures, fussent les plus brèves, prolongent l’impact de mon tour de piste sur cette terre, l’espoir est maigre. Dois-je en venir à espérer ne plus croiser de connaissances, vivre entièrement tendu vers un avenir dont je sais qu’il sera à jamais inférieur à celui des vedettes ? En offrant son corps avec autant de naturel et de candeur, cette femme me cause un tort qui me paraît presque cruel. J’hésite à hurler son nom, mais aussitôt je m’empresse d’en oublier les sonorités. Au sortir de la salle ce soir-là, elle avait eu ce rire fréquent à mi-chemin du gloussement, mais qui en venant l’avait rapproché de moi d’une singulière façon. Je ne m’étais pas assoupi tout de suite une fois couché. Contrairement à mon habitude. Le bloc de ciel au-dessus de moi est maintenant parfaitement immobile, j’en ai la certitude. Cet instant n’existe pas. L’air est aphone. Soudain l’écran sur lequel se serait déployé cette scène laisse place à une seule image, tirée de la structure la plus profonde de mes rêveries d’enfant. L’image est à l’envers, comme parfois certaines photographies sont reproduites, à la manière du reflet dans le miroir. Une jeune femme en robe jaune et bleue tend un fruit à une sorcière dont les traits sont si pénibles qu’aucune trace de féminin n’en subsiste.
“Une pomme ça vous intéresse ?”

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